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suspecte à partir du jour où le crime avait été commis, elle s’obstinait à proclamer son innocence. Qu’avait-il pu devenir depuis cette époque? Elle ne s’expliquait sur ce point qu’avec une répugnance marquée; tout ce qu’on put tirer d’elle fut qu’il avait résidé quelques années dans l’île de Man : là s’était perdue sa trace, et on le croyait mort.

Après sa conférence avec cette femme, mon frère désespérait plus que jamais de renouer le fil rompu de ses investigations lorsqu’un singulier hasard lui fit prêter l’oreille à la conversation de quelques-uns des ouvriers dont il surveillait les travaux. La plupart étaient des Manxmen[1]. Ils parlaient d’un homme arrêté le matin même comme soupçonné d’un vol commis dans des circonstances assez notables au préjudice d’une compagnie de chemins de fer. Ils avaient reconnu en lui, non pas un compatriote, mais un étranger qu’ils avaient vu assez longtemps résider dans leur île. Seulement cet homme avait depuis lors changé de nom. Godfrey, dont l’attention se trouva sur-le-champ éveillée, s’était enquis du nom sous lequel l’accusé George Dawson avait été autrefois connu. Comme il l’avait pressenti, le prétendu George Dawson n’était autre que Thomas Hickman.

Ceci établi, restait à savoir si réellement le départ subit de cet homme le 12 septembre 1835 avait un rapport quelconque avec le terrible événement de cette journée; il fallait aussi préciser la part qu’Owen Wyndham y avait pu prendre. Pressé de questions et voulant, sous le coup de poursuites graves, écarter de lui les soupçons qui pouvaient militer contre lui à raison de ses mystérieux antécédens, Hickman fit des aveux complets. — Perdu de dettes, réduit pour vivre aux ressources précaires du braconnage, il s’était trouvé, le 12 septembre 1835, dans les épais taillis avoisinant Blendon-Hall. Le squire devait, à son compte, être absent, et, puisqu’il s’agissait d’une grande chasse projetée à dix milles de là, il aurait certainement emmené la plupart des gardes. Sa surprise fut donc grande lorsque vers midi, à quelques pas de lui, se montra tout à coup le maître de Blendon-Hall. Le voyant sans fusil ni chiens, Tom se tapit derrière un buisson, comptant bien qu’il passerait son chemin sans apercevoir ni le braconnier ni les pièges déjà tendus; mais point. Le squire allait et revenait sur ses pas, donnant toutes les marques de l’agitation la plus vive. Il semblait hors de lui, vaguant ainsi à pas pressés dans l’étroit sentier. Après un laps de temps difficile à préciser, Tom avait entendu s’écarter non loin de lui quelques branches, et entrevu dans l’épaisseur du taillis un troisième person-

  1. Habitans de l’île de Man.