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déclara, puisque je n’avais à lui opposer aucune raison valable, seul chargé du soin d’aplanir tous les obstacles. Je l’écoutais avec une sorte de stupeur, réglant l’avenir, disposant de son sort et du mien. Il quitterait le service, il se fixerait en Angleterre, il prendrait la gestion des biens de sa famille, encore indivis. Mon frère, après un mécontentement passager, ne se montrerait pas inflexible. Christine ne serait-elle pas notre alliée ?…

Sa conviction me gagnait malgré moi. Aucun souvenir, si terrible qu’il fût, ne pouvait m’empêcher de boire à longs traits à la coupe enivrante de ses illusions. J’en vins à me dire, dans le secret de mon cœur, que si en effet mon mariage avec Hugh était une fois conclu avant que Godfrey eût pu songer à reprendre les terribles investigations qu’il avait commencées naguère, peut-être hésiterait-il à poursuivre de sa haine, jusque-là implacable, le frère de celui à qui mon bonheur ici-bas serait désormais confié. Malgré tout, la raison d’une part, et de l’autre mille sombres pressentimens projetaient sur ces perspectives radieuses des ombres que rien ne pouvait dissiper. — Espérez, espérez ! me disait Hugh…

— J’essaierai, répondais-je… Vous méritez que j’essaie.

Ce jour-là, sans que j’osasse m’y opposer, il m’accompagna jusque chez ma belle-sœur. Elle s’attendait évidemment à quelque démarche de ce genre, car elle ne parut nullement surprise, et l’accueillit de la meilleure grâce du monde. — Vous le voyez, me disait-il avec sa gaieté enthousiaste,… je suis dans la place même… J’ai ville gagnée.

Mais à ce moment-là même je les prenais en pitié, Christine et lui. Ce qu’ils ignoraient, je le savais, et ne pouvant ni parler ni feindre de partager leurs chimériques visées : — Allez, leur dis-je en me levant tout à coup pour me retirer chez moi,… tout cela n’est que rêve,… et le désespoir est au bout !

Ni l’un ni l’autre ne prit pour ainsi dire garde à cette brusque sortie. Ils restèrent longtemps encore en conversation réglée, et une ou deux minutes après que la porte extérieure fut retombée avec bruit derrière Hugh Wyndham, Christine vint se jeter dans mes bras en me félicitant d’être si bien aimée… — Ah ! me disait- elle, je comprends maintenant, je comprends votre superbe indifférence…

— Et Godfrey, interrompis-je,… mon frère, que dira-t-il ?

Godfrey, selon Christine, ne donnerait pas volontiers son approbation à ce mariage, si d’avance on la sollicitait de lui ; mais j’étais, à vingt-deux ans, parfaitement libre de mes actions, et s’il trouvait à son retour les choses trop avancées, si je pouvais opposer à ses répugnances un engagement formel…

— Un engagement ?… mais il n’y en a point !