Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/613

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans liberté, sans véritable paix, qui m’était faite auprès de ma mère.

C’était l’année de la grande exhibition, et une fois certaine que les nouveaux mariés n’étaient plus à Londres, — car je ne me souciais pas de les rencontrer pour la première fois dans un lieu public, — j’allai un jour, en compagnie de mistress Wroughton, promener dans le splendide Palais de Cristal mes indécisions et mon ennui. J’y portais une irritation toute particulière, résultant d’une scène de famille. En réponse à la demande que je lui faisais d’accompagner la famille Halsey dans une excursion à l’une des villes d’eaux de l’Allemagne, ma mère m’avait, comme d’ordinaire, renvoyée à M. Wyndham, et, comme d’ordinaire, M. Wyndham avait riposté par l’aimable proposition de m’emmener faire un voyage en Suisse. Ce parti-pris de faux-fuyans et de tyrannie déguisée m’avait fait perdre patience, et j’avais assez clairement annoncé que j’espérais bientôt me trouver affranchie d’un joug qui commençait à me peser. Ma mère parut stupéfaite de tant d’audace. Quant à son mari, toujours contenu, toujours poli : — Vous savez, me dit-il, à quels jugemens s’expose une jeune personne si pressée de déserter le toit maternel ?

— Je le sais, répondis-je; mais je n’ai de choix qu’entre deux malheurs, et je crois devoir opter pour le moindre.

Colère ou terreur, il est certain que j’avais cru voir, à ces mots, pâlir et trembler M. Owen Wyndham. Si je ne m’étais pas trompée, s’il avait réellement peur de moi, quelle pouvait être l’explication d’un si singulier phénomène ?

J’étais donc assise, avec mistress Wroughton, dans une des salles les plus hantées du Crystal-Palace, lorsque mes regards s’arrêtèrent tout à coup sur un gentleman âgé en apparence de trente-cinq à trente-huit ans, et sur les genoux duquel était assis un joli enfant dont la vive physionomie m’avait d’abord frappée. Si Godfrey n’était pas en Portugal, pensai-je, s’il était aussi âgé que ce personnage semble l’être, et si cet air sérieux ne troublait pas les souvenirs que j’ai gardés de sa figure mobile, animée, sereine, je croirais vraiment que le ciel l’envoie sur ma route. — Le gentleman en question, attentif aux explications d’un des ciceroni de l’établissement, ne s’aperçut pas tout d’abord de la curiosité avec laquelle je scrutais, l’un après l’autre, chaque trait de son visage. Tout à coup, à ma très grande confusion, un de ses regards venant à se croiser avec les miens, je le vis presque aussitôt se tourner vers des personnes assises non loin de lui, pour leur demander sans doute si elles connaissaient celle qui se permettait de le regarder avec tant d’obstination. C’en fut assez pour que je n’osasse plus tourner les yeux de