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ver ce jour-là. On nous avait parlé de deux chemins, il s’en trouvait trois; il est très vrai que parmi ces trois chemins il en était deux qui se réunissaient plus loin en un seul, comme nous le sûmes depuis; mais nous l’ignorions alors et notre embarras était grand. Après avoir bien examiné, bien discuté, nous ne vîmes rien de plus sage à faire que d’abandonner à nos chevaux, en leur laissant la bride sur le cou, la solution de la difficulté. Nous passâmes ainsi le mieux que nous pûmes la rivière à gué, et nous nous enfonçâmes rapidement vers le sud-ouest. Plus d’une fois le sentier nous sembla près de disparaître au milieu du taillis. Dans d’autres endroits, le chemin paraissait si peu fréquenté que nous avions peine à croire qu’il conduisît autre part qu’à quelque wig-wam abandonné : notre boussole, il est vrai, nous montrait que nous marchions toujours dans notre direction, toutefois nous ne fûmes complètement rassurés qu’en découvrant le lieu où nous avions dîné trois jours auparavant, un pin gigantesque dont nous avions admiré le tronc déchiré par le vent nous le fit reconnaître. Nous n’en continuâmes pas cependant notre course avec moins de rapidité, car le soleil commençait à baisser. Bientôt nous parvînmes à la clairière qui précède d’ordinaire les défrichemens. Comme la nuit allait nous surprendre, nous aperçûmes la rivière Flint; une demi-heure après, nous nous trouvions à la porte de notre hôte. Cette fois l’ours nous accueillit comme de vieux amis et ne se dressa sur ses pieds que pour célébrer sa joie de notre heureux retour.

Durant cette journée tout entière, nous ne rencontrâmes aucune figure humaine; de leur côté, les animaux avaient disparu. Ils s’étaient retirés sans doute sous le feuillage pour fuir la chaleur du jour. Seulement de loin en loin nous découvrions, à la sommité dépouillée de quelque arbre mort, un épervier qui, immobile sur une seule patte et dormant tranquillement aux rayons du soleil, semblait sculpté dans le bois même dont il avait fait son appui. C’est au milieu de cette profonde solitude que nous songeâmes tout à coup à la révolution de 1830, dont nous venions d’atteindre le premier anniversaire (29 juillet 1831). Je ne puis dire avec quelle impétuosité les souvenirs du 29 juillet s’emparèrent de mon esprit. Les cris et la fumée du combat, le bruit du canon, les roulemens de la mousqueterie, les tintemens plus horribles encore du tocsin, ce jour entier avec son atmosphère enflammée semblait sortir tout à coup du passé et se replacer comme un tableau vivant devant moi. Ce ne fut là qu’une illumination subite, un rêve passager : quand, relevant la tête, je portai autour de moi mes regards, l’apparition s’était déjà évanouie; mais jamais le silence de la forêt ne n’avait paru plus glacé, ses ombrages plus sombres, ni sa solitude si complète.


A. DE TOCQUEVILLE.