Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/606

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

considération toute spéciale. Un fusil qui pout tuer deux hommes en une seconde et part dans l’humidité, c’était, suivant eux, une merveille au-dessus de toute évaluation, un chef-d’œuvre sans prix. Ceux qui nous abordèrent témoignèrent, suivant l’habitude, une grande admiration. Ils demandèrent d’où venait mon fusil; notre jeune guide répondit qu’il avait été fait de l’autre côté de la grande eau, chez les pères des Canadiens, ce qui ne le rendit pas, comme on peut le croire, moins précieux à leurs yeux. Ils firent observer cependant que, comme le point de mire n’était pas placé au milieu de chaque canon, on ne devait pas être aussi sûr de son coup : remarque à laquelle j’avoue que je ne sus trop que répondre.

Le soir étant venu, nous remontâmes dans le canot, et, nous fiant à l’expérience que nous avions acquise le matin, nous partîmes seuls pour remonter un bras de la Saginaw, que nous n’avions fait qu’entrevoir. Le ciel était sans nuages, l’atmosphère pure et immobile. Le fleuve conduisait ses eaux à travers une immense forêt, mais si lentement qu’il eût été presque impossible de dire de quel côté allait le courant. Nous avons toujours pensé que, pour se faire une idée juste des forêts du Nouveau-Monde, il fallait suivre quelques-unes des rivières qui coulent sous leur ombrage. Les fleuves sont comme de grandes voies par lesquelles la Providence a pris soin, dès le commencement du monde, de percer le désert pour le rendre accessible à l’homme. Lorsqu’on se fraie un passage à travers le bois, la vue est le plus souvent fort bornée. D’ailleurs le sentier même où vous marchez est une œuvre humaine. Les fleuves au contraire sont des chemins qui ne gardent point de traces, et leurs rives laissent voir librement tout ce qu’une végétation vigoureuse et abandonnée à elle-même peut offrir de grands et de curieux spectacles.

Le désert était là tel qu’il s’offrit, il y a six mille ans, aux regards de nos premiers pères: une solitude fleurie, délicieuse, embaumée, magnifique demeure, palais vivant, bâti pour l’homme, mais où le maître n’avait pas encore pénétré. Le canot glissait sans effort et sans bruit. Il régnait autour de nous une sérénité, une quiétude universelle. Nous-mêmes nous ne tardons pas à nous sentir comme amollis à la vue d’un pareil spectacle. Nos paroles commencent à devenir de plus en plus rares. Bientôt nous n’exprimons nos pensées qu’à voix basse, nous nous taisons enfin, et, relevant simultanément les avirons, nous tombons l’un et l’autre dans une tranquille rêverie pleine d’un charme inexprimable.

D’où vient que les langues humaines, qui trouvent des mots pour toutes les douleurs, rencontrent un invincible obstacle à faire comprendre les plus douces et les plus naturelles émotions du cœur?