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monie plaintive qui caractérise tous les chants de l’homme au désert. Nous entrâmes : le maître était absent. Assise au milieu de l’appartement, les jambes croisées sur une natte, une jeune femme travaillait à faire des mocassins. Du pied, elle berçait un enfant dont le teint cuivré et les traits annonçaient la double origine. Cette femme était habillée comme une de nos paysannes, sinon que ses pieds étaient nus et que ses cheveux tombaient librement sur ses épaules. En nous apercevant, elle se tut avec une sorte de crainte respectueuse. Nous lui demandâmes si elle était Française. — Non, répondit-elle en souriant. — Anglaise? — Non plus, dit-elle. Elle baissa les yeux et ajouta : — Je ne suis qu’une sauvage.

Enfant des deux races, élevé dans l’usage de deux langues, nourri dans des croyances diverses et bercé dans des préjugés contraires, le métis forme un composé aussi inexplicable aux autres qu’à lui-même. Les images du monde, lorsqu’elles viennent se réfléchir sur son cerveau grossier, ne lui apparaissent que comme un chaos inextricable, dont son esprit ne saurait sortir. Fier de son origine européenne, il méprise le désert, et pourtant il aime la liberté sauvage qui y règne; il admire la civilisation, et ne peut complètement se soumettre à son empire. Ses goûts sont en contradiction avec ses idées, ses opinions avec ses mœurs. Ne sachant comment se guider au jour incertain qui l’éclaire, son âme se débat péniblement dans les langes d’un doute universel : il adopte des usages opposés, il prie à deux autels, il croit au rédempteur du monde et aux amulettes du jongleur, et il arrive au bout de sa carrière sans avoir pu débrouiller le problème obscur de son existence.

Ainsi donc, dans ce coin de terre ignoré du monde, la main de Dieu avait déjà jeté les semences de nations diverses. Déjà plusieurs races différentes, plusieurs peuples distincts, se trouvent ici en présence. Quelques membres exilés de la grande famille humaine se sont rencontrés dans l’immensité des bois. Leurs besoins sont communs : ils ont à lutter contre les hôtes de la forêt, la faim, l’inclémence des saisons. Ils sont trente à peine au milieu d’un désert où tout se refuse à leur effort, et ils ne jettent les uns sur les autres que des regards de haine et de soupçon. La couleur de la peau, la pauvreté ou l’aisance, l’ignorance ou les lumières, ont déjà établi parmi eux des classifications indestructibles : des préjugés nationaux, des préjugés d’éducation et de naissance, les divisent et les isolent. Où trouver dans un cadre plus étroit un plus complet tableau des misères de notre nature? Il y manque cependant encore un trait.

Les lignes profondes que la naissance et l’opinion ont tracées entre la destinée de ces hommes ne cessent point avec la vie, mais