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partie de celles des États-Unis. Pour le moment, je ne songeai qu’au plaisir de parler ma langue maternelle.

Suivant les conseils de notre compatriote le sauvage, je m’assis au fond du canot et me tins aussi en équilibre qu’il m’était possible; mon cheval, que je tenais seulement par la bride, entra dans la rivière, nageant à côté de moi, tandis que le Canadien poussait la nacelle de l’aviron, tout en chantant à demi-voix sur un vieil air français le couplet suivant dont je ne saisis que les deux premiers vers :

Entre Paris et Saint-Denis
Il était une fille, etc.

Nous arrivâmes ainsi sans accident sur l’autre bord; le canot retourna aussitôt chercher mon compagnon. Je me rappellerai toute ma vie le moment où pour la seconde fois il s’approcha du rivage. La lune, qui était dans son plein, se levait précisément alors au-dessus de la prairie que nous venions de traverser, la moitié de son disque apparaissait seule sur l’horizon; on eût dit une porte mystérieuse à travers laquelle s’échappait vers nous la lumière d’une autre sphère. Les rayons qui en sortaient venaient se refléter dans les eaux du fleuve, et arrivaient en scintillant jusqu’à moi. Sur la ligne même où vacillait cette pâle clarté, s’avançait la pirogue indienne. On n’apercevait pas de rames, on n’entendait point le bruit des avirons. Elle glissait rapidement et sans effort, longue, étroite et noire, semblable à un alligator du Mississipi qui s’allonge sur la rive pour y saisir sa proie. Accroupi sur la pointe du canot, Sagan-Cuisco, la tête appuyée contre ses genoux, ne laissait voir que les tresses luisantes de sa chevelure; à l’autre extrémité, le Canadien ramait en silence, tandis que derrière lui, le cheval de Beaumont faisait rejaillir l’eau de la Saginaw sous l’effort de sa puissante poitrine. Il y avait dans l’ensemble de ce spectacle une grandeur sauvage qui fit alors et qui a laissé depuis une impression profonde dans notre âme.

Débarqués sur le rivage, nous nous hâtâmes de nous rendre à une maison que la lune venait de nous faire apercevoir à cent pas du fleuve, et où le Canadien nous assura que nous pouvions trouver un gîte. Nous parvînmes en effet à nous y établir convenablement, et nous y aurions probablement réparé nos forces par un profond sommeil, si nous avions pu nous débarrasser des myriades de moustiques dont la maison était remplie; mais c’est ce à quoi nous ne pûmes jamais parvenir. L’animal qu’en anglais on appelle mosquito, et maringouin en français canadien, est un petit insecte semblable en tout au cousin de France, dont il diffère seulement par la grosseur. Il est généralement plus grand, et sa trompe est si forte et si