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détruit, le rempart de troupes et de volontaires était censé forcé, et l’on supposait un drapeau étranger planté sur la tour de Londres. Un vieux capitaine, qui avait suivi la marche imaginaire de l’ennemi avec un grand flegme, répondit tranquillement : « Et après ? » Là est en effet toute la question : pour conquérir l’Angleterre, il faudrait exterminer les Anglais. Derrière l’Angleterre elle-même resterait l’Écosse avec ses citadelles de granit, bâties par la main de la nature, et ses rudes enfans, qui descendraient des montagnes comme l’avalanche. La Grande-Bretagne se reformerait endurcie de ses cicatrices, et malheur alors au vainqueur !

La France fera donc bien de s’en tenir à son traité de commerce avec l’Angleterre. Je n’écris pas cela pour le gouvernement français, qui doit savoir à quoi s’en tenir sur les forces groupées au-delà du détroit, et qui a d’ailleurs toujours protesté de ses bons sentimens envers nos alliés. Je réponds à des écrits qui ont causé en Angleterre, peut-être même ailleurs, une sensation pénible. Des cris de guerre sont partis de la presse française, et il faut bien croire que ces menaces ont une force, puisqu’elles ont alarmé le commerce et la population d’outre-mer. Les Anglais, de leur côté, paraissent ne rien comprendre à ces sentimens surannés de rancune nationale. Que leur parle-t-on de venger la défaite de Waterloo ? On venge un affront, on ne venge pas un malheur. Je ne crois pas en vérité que l’invasion des îles britanniques ait jamais été dans la tête des hommes de guerre un projet sérieux : il le serait moins que jamais depuis l’organisation des riflemen ; mais il est bon de combattre des chimères qui s’imposent quelquefois avec plus de force à l’esprit irréfléchi des masses que les conseils de la sagesse et de la prudence. M. Thiers disait un jour à l’assemblée législative que « sa longue expérience lui avait appris combien il importe de réfuter en économie politique les idées fausses aussitôt qu’elles se montrent. » Il y a d’autres utopies que celles de l’économie politique, et les rêves de l’ambition nationale ne sont ni les moins opiniâtres ni les moins dangereux. Ces réflexions, je le crains, courent grand risque d’être impopulaires ; mais qu’importe, si elles sont vraies ? Il n’est que trop aisé de flatter en France l’amour de la gloire, et si l’on appelle cela du patriotisme, je m’en étonne. Les vrais patriotes étaient ceux qui, en 1812 et sous un ciel encore parfaitement calme, montraient du doigt à la France le point noir de la coalition étrangère.


ALPHONSE ESQUIROS.