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de la Pie voleuse, tout rempli de sanglots et de lazzi de caporal. Seulement Rossini a transformé le cadre grossier qu’on lui a confié en une œuvre de génie, tandis que M, Halévy n’a fait du poème de M. Saint-George qu’un opéra intéressant par quelques bons morceaux, tels que la chanson du chevrier au premier acte, le trio piquant qui vient après, et qui n’a pas les défauts ordinaires des morceaux d’ensemble du maître, la romance ingénue que chante Rose-de-Mai : Marguerite, qui m’invite, l’ariette de Stéphan le beau chasseur, et la stretta du finale : Destin qu’on dit terrible. — Au second acte, on remarque la romance que chante Rose-de-Mai, et que je trouve monotone, le trio et le quatuor qui en forme la conclusion d’une gaieté un peu forcée, les couplets de Jacques et le finale, morceau d’ensemble trop compacte, trop touffu et d’un effet dramatique qui dépasse peut-être la condition des personnages. Il y a encore au troisième acte des choses intéressantes sur lesquelles nous ne voulons pas insister. L’exécution du Val d’Andorre aurait été bien meilleure, si l’administration du Théâtre-Lyrique et les auteurs de cette œuvre distinguée eussent confié le rôle charmant de Rose-de-Mai à une autre cantatrice que Mme Meillet. Celle-ci a prêté au caractère de cette jeune fille des champs des airs et des emportemens de mélodrame qu’on aurait beaucoup applaudis en province, mais qui à Paris ont été jugés d’un goût détestable. M. Monjauze, qui autrefois faisait partie du Théâtre-Lyrique, y est revenu avec sa voix blanche et glapissante, et ne chante pas sans succès la partie du beau Stéphan, le chasseur. M. Battaille a presque retrouvé dans le rôle important du chevrier Jacques Sincère, qu’il a créé dans l’origine, l’accent qu’il lui donnait il y a douze ans.

On vient aussi de reprendre tout récemment au Théâtre-Lyrique l’Orphée de Gluck avec Mme Viardot et une nouvelle Eurydice qui s’appelle Mlle Orwill. Nous ne défendrons pas le chef-d’œuvre de Gluck ni le talent supérieur de la cantatrice qui l’a fait revivre contre ceux qui auraient le malheur de ne pas sentir de telles délicatesses. Dans l’ordre des sensations que procurent les beaux-arts, la romance d’Orphée : J’ai perdu mon Eurydice, et la musique de la scène de l’Elysée au second acte valent mieux et comptent plus devant Dieu et devant les hommes que trente opéras comme ceux que je pourrais citer. Il faut en prendre son parti et se résigner à reconnaître qu’il y a dans ce monde, comme dans l’autre, un petit nombre d’élus auxquels sont plus particulièrement destinées certaines œuvres de l’esprit humain.

En terminant cette chronique des faits accomplis dans l’art de Mozart et de Rossini, que ne pouvons-nous y ajouter quelque bonne nouvelle que nous réserve l’avenir! De quel côté de l’horizon s’élèvera l’homme prédestiné à renouveler les formes de la vie, et à communiquer à l’art, qui s’abaisse et qui se matérialise de plus en plus, l’impulsion féconde dont il a tant besoin? Est-ce l’Italie régénérée, l’Allemagne ou la France qui enfantera ce prophète des nations, ce musicien de l’idéal qui mettra en fuite cette tourbe de maçons et de chaudronniers qui nous accablent de leurs grossiers labeurs? D’où qu’il surgisse, ce révélateur d’une beauté nouvelle, il sera le bienvenu. Nous mourons d’ennui et d’inanition, la médiocrité nous opprime, le scandale des réputations surfaites soulève la conscience des gens de goût.