Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/503

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas dans l’œuvre à la fois profonde et naïve du poète anglais. Le Faust de Goethe, le Wallenstein de Schiller, ne ressemblent ni au drame de Shakspeare ni à la tragédie française du siècle de Louis XIV. Est-ce que l’opéra de Gluck est le même que celui de Mozart? Le Freyschütz de Weber n’a aucun rapport avec Don Juan, la manière de Rossini ne ressemble pas à celle de Cimarosa, et entre le Freyschütz et Guillaume Tell Meyerbeer a placé le type combiné de Robert le Diable. Le génie n’est point une force absolue qui produise seul et toujours le même résultat. Une œuvre d’art est le fruit de deux élémens qui se pénètrent et se fécondent l’un l’autre : de l’inspiration individuelle de l’artiste, des mœurs et des tendances de la société pour laquelle il travaille. M. Verdi, qui est avant tout un compositeur dramatique, n’a pas voulu et ne pouvait pas continuer simplement la manière et le style de Rossini. Doué d’un autre génie et répondant à des besoins différens, il a fait une œuvre pleine de passion, qui plaît au public et qui se joue sur tous les théâtres du monde. Vous avez eu tort de combattre, comme vous l’avez fait, le seul musicien qui reste debout depuis la mort de Donizetti, et qui maintient depuis vingt ans la souveraineté affaiblie de l’Italie. Le public a toujours raison d’applaudir ce qui lui plaît, et lorsqu’il s’amuse d’une œuvre d’art, il n’écoute guère les vaines protestations de la critique, qui n’a jamais rien empêché ni rien suscité. La variété est un besoin impérieux de l’esprit humain. Il veut sans cesse du nouveau, n’en fût-il plus au monde, car il se fatigue de tout, même de l’exquis et des pâtés d’anguille.

Je ne pense pas avoir affaibli le langage que tiennent les admirateurs passionnés de la musique de M. Verdi. Il ne serait cependant pas difficile de leur prouver qu’on peut être d’un avis différent, sans méconnaître le prix de l’objet qui excite leur enthousiasme. — La critique, pourrait-on leur répondre, n’a pas les prétentions ridicules qu’on lui prête. Elle sait fort bien qu’il n’est dans son pouvoir ni d’empêcher la rivière de couler ni de créer la vie là où le souffle de Dieu n’a point passé. Puissance préventive, la critique, quand elle est exercée avec mesure et sagacité, éveille le goût, établit l’ordre dans les choses de l’esprit, excite les forts, soutient les faibles et quelquefois ramène aussi les égarés. La critique ne crée pas les principes sur lesquels s’appuient ses jugemens : elle les tire de l’histoire et des œuvres accomplies par l’esprit humain. Ou bien il faut admettre que le juste et l’injuste, le faux et le vrai, le beau et le laid ne sont que des mots portant avec eux une signification arbitraire, et alors il n’y a plus que des sensations qui se valent et qui ne se discutent pas, ou il faut reconnaître avec le genre humain que l’erreur est possible et que l’homme possède en lui des notions, des pressentimens de ce qui est juste, beau et vrai. Le temps développe ces notions, ces pressentimens de la conscience naïve deviennent des faits et se transforment en monumens, et ces monumens accumulés marquent les différentes civilisations qui se sont succédé sur la terre. En se plaçant à ce dernier point de vue, et il est difficile, pour ne pas dire impossible, d’en choisir un autre sans détruire les bases de toute crédibilité, la critique a une mission parfaitement définie, et son rôle est assez important pour qu’elle ne désire pas en remplir un plus élevé. Armée des prin-