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impuissante. Durant un demi-siècle, ceux-ci ravagèrent la péninsule, profitant d’ailleurs avec la souplesse habituelle aux barbares des subtilités du droit féodal pour séparer de plus en plus l’une de l’autre les grandes seigneuries bretonnes et pour les rattacher au nouveau trône qui s’élevait de l’autre côté de la Manche. La Bretagne fournit en effet un large contingent d’aventuriers au conquérant qui changea les destinées de l’Angleterre. Après la conquête, l’octroi de riches domaines constitua à la dynastie anglo-normande un parti puissant au sein de l’aristocratie bretonne, et l’ambition des Plantagenets croissant bientôt avec leur puissance, Henri II résolut de substituer dans la péninsule sa domination directe à son droit de suzeraineté. Il arrêta donc et parvint à consommer, malgré les tardives résistances des rois capétiens, le mariage de Geoffroy, son troisième fils, avec Constance, fille unique du duc Conan IV, qui s’éteignit obscurément sous le titre étranger de comte de Richemond. En 1169, Henri Plantagenet fit couronner à Rennes Geoffroy comme duc de Bretagne, et une dynastie anglaise régna dans ce pays jusqu’au jour où un prince français vint l’y supplanter. Devenu possession britannique, le duché prit part à toutes les luttes domestiques ouvertes entre les princes de cette famille parricide, et la Bretagne, soumise au joug brutal du gouvernement anglo-normand, remplaça par une haine héréditaire l’attachement fraternel qu’elle avait si longtemps entretenu pour la grande île voisine. Traitée en vassale, ses havres n’abritèrent plus que des vaisseaux anglais, et la Tour de Londres s’enrichit des trésors de ses mines et des poèmes pour jamais perdus de ses bardes.

Ses sujets avaient pourtant pardonné à Constance le crime du mariage qui les avait livrés à l’étranger, car de cette union un fils était né à l’Armorique ; la jeunesse palpitait d’espérance, et les vieillards pleuraient d’amour à son nom. Pour échapper aux amertumes d’une sujétion impitoyable, le pays répétait les chants du prophète qui avait promis de grandes destinées au rejeton des rois celto-bretons ; il attendait avec confiance la prochaine victoire de l’hermine sur le léopard. Vain espoir, promesse mensongère ! Merlin n’avait sans doute prédit au nouvel Arthur que l’immortalité dispensée par le malheur et par le génie ; le plus grand poète de l’Angleterre devait un jour couronner de fleurs le front de la blanche victime que l’Océan engloutit avec les dernières espérances du peuple qui croyait en lui[1].

Pour se soustraire aux machinations de Jean sans Terre, son oncle, le jeune Arthur avait mis sa personne et son duché à la discrétion

  1. Shakspeare’s King John.