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car partout brille à ses yeux une forêt de pointes menaçantes. Il se rapprochait de l’empereur, pour se mettre à l’abri sous l’inviolabilité de la pourpre, quand un soldat s’élance hors des rangs, et, lui plongeant son épée dans le côté : « Tiens, lui dit-il; reçois ce coup, c’est Stilicon qui te le donne! »

Arcadius, éperdu, souillé du sang de son ministre, cherche à s’enfuir; les soldats protègent sa retraite. Alors l’œuvre de vengeance s’achève. C’était à qui frapperait l’ennemi étendu, à qui le foulerait aux pieds ou plongerait une arme dans ses entrailles. On s’arrachait ses lambeaux comme les chiens ceux d’un animal tombé sous leur dent. Un soldat détache sa tête du tronc et la promène au bout d’une lance, une pierre dans la bouche. Un autre s’empare de sa main droite, encore soudée à l’avant-bras, la force à se creuser comme celle du mendiant, en ramenant les nerfs sur eux-mêmes, et avec cette hideuse coupe il va quêter de spectateur en spectateur, puis de porte en porte dans la ville : « Une obole, disait-il, donnez une obole à celui qui n’eut jamais assez! » Cet homme fit sa fortune. Après les soldats, ce fut le tour du peuple; les femmes elles-mêmes venaient insulter à ces restes difformes, et tremper leurs pieds dans le sang. Gaïnas, ralliant sa troupe, entre enfin à Constantinople, et Eutrope, maître absolu du palais, le devient aussi de l’empire.

Les biens de Rufin furent confisqués par un édit, et comme les gens qu’il avait dépouillés accouraient avec joie reprendre possession, celui-là de son champ, celui-ci de sa maison de campagne ou de son palais, une loi leur expliqua que ces objets étaient sacrés comme appartenant au fisc, que cependant l’empereur, dans sa clémence, examinerait les droits de chacun; or Eutrope n’était pas un juge facile. De peur d’être enveloppées dans son malheur, l’épouse et la fille de Rufin avaient gagné prudemment une église, qui leur servit d’asile; Arcadius permit qu’elles se retirassent à Jérusalem, où elles passèrent le reste de leur vie : le jeune empereur ne pouvait moins faire pour une fille qui avait manqué d’être sa femme. La chute du régent d’Orient fut célébrée dans tout l’empire par des démonstrations de joie qui furent peut-être plus vives à Rome qu’à Constantinople. Les anciens amis, les admirateurs de l’Aquitain n’eurent plus pour lui assez de duretés ou d’insultes. Symmaque en parlait dans ses lettres comme « d’un vieux brigand qui avait pillé l’univers, » et applaudissait à son supplice; Ambroise ne le ménagea guère davantage. Enfin Claudien, le poète de Stilicon et l’interprète éloquent des rancunes de l’Occident, proclama, dans des vers dignes de Juvénal, que «le châtiment de Rufin absolvait les dieux ! »


AMEDEE THIERRY.