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l’unité politique, a gâté cette unité morale. Ne croyez pas d’ailleurs que l’unité morale soit moins capable que l’unité politique de faire de grandes choses. Y a-t-il par exemple dans l’histoire un plus grand morcellement que celui de l’Europe au moyen âge ? Morcellement des états européens, et dans ces états mêmes morcellement du pouvoir et du territoire par la féodalité. Eh bien ! comme le christianisme et l’église créaient, en dépit de ce morcellement, une grande unité morale, l’Europe du moyen âge a fait les croisades. Au commencement de ce siècle, l’Allemagne a fait un grand et glorieux effort pour recouvrer son indépendance : est-ce à l’aide de l’unité politique ? Est-ce en opposant un grand empire allemand à l’empire français ? Non, l’unité morale a suffi pour lui donner la force de vaincre en 1813 et en 1814. En 1848, elle a voulu pousser l’unité morale jusqu’à l’unité politique : elle a échoué. Il est vrai qu’elle voulait alors créer l’unité politique par la liberté et un parlement. Les moyens par conséquent contrariaient la fin. L’unité politique ne se fait que par le despotisme et pour le despotisme.

On voit que l’unité morale fait toutes les grandes choses qu’on croit que peut faire l’unité politique, et qu’elle les fait mieux. Ici que M. de Juvigny me permette de prendre un argument dans son ouvrage. Il veut que l’Europe s’empare de l’Orient, qu’elle le gouverne, qu’elle lui crée une armée européenne, qu’elle lui fasse un budget fédéral, et il a sans doute pensé que pour faire tout cela en Orient il fallait que l’Europe ne fût plus qu’une grande unité politique. La diversité des états et la discordance des intérêts s’opposent, selon lui, à ce que l’Europe gouverne l’Orient, si elle n’est pas gouvernée elle-même par un seul pouvoir. Je veux cependant essayer de montrer à M. de Juvigny que l’Europe n’a pas besoin de s’engloutir dans un seul et unique empire pour gouverner l’Orient, pour lui donner une armée et un budget, — qu’un pouvoir beaucoup moins imposant que le grand empire européen de l’avenir a fait cela de nos jours en Orient, que le grand empire européen ne le ferait pas, qu’enfin l’Europe, telle qu’elle est aujourd’hui et telle que M. de Juvigny nous la montre lui-même, peut faire cela si elle le veut, et que la civilisation occidentale n’a pas besoin, pour se répandre en Orient, de se servir de l’arme dangereuse du despotisme.

Quel est donc le pouvoir qui dans le XVIIIe et dans le XIXe siècle s’est emparé de l’Orient, lui a donné un gouvernement, une armée et un budget ? C’est une simple association de marchands, la compagnie des Indes. Elle n’existe presque plus aujourd’hui. L’état britannique l’a absorbée. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Je n’ai point à examiner cette question. Ce que je sais seulement, c’est que la compagnie des Indes avait dans les Indes un empire de plus de cent millions d’âmes. Avait-elle dans ses commencemens visé à une