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ment, M. de Juvigny peut en être sûr. Elle sera un despotisme plus ou moins dur, plus ou moins éclairé. Elle sera l’empire que voulait Napoléon, elle ne peut pas être autre chose. J’aime mieux la vieille doctrine de l’équilibre européen et la non moins vieille doctrine de la liberté garantie par des lois que chacun doit défendre, parce qu’elles ont pour objet de défendre chacun.

Est-ce à dire que dans mon goût pour la diversité et pour l’indépendance des états et des personnes, je réprouve en Europe toutes les sortes d’unités, et que je vise au morcellement et à l’isolement universel? Il s’en faut bien. Il y a une unité européenne que j’aime, que je bénis et que je vois se faire chaque jour avec grand plaisir; il y a une unité que je crains et que je répudie. L’unité que j’aime est l’unité morale; celle que je redoute est l’unité politique.

Tout travaille à l’unité morale de l’Europe, la matière et l’esprit, les chemins de fer, l’électricité télégraphique, la presse, la circulation des idées, la tolérance religieuse. Les différences nationales s’effacent, les ressemblances s’accroissent; l’Europe devient une par l’esprit, par l’intelligence, par le langage, malgré la diversité des langues, qui est bien plus grande que celle des styles. Nous pensons, nous sentons, nous discutons, nous bâtissons, nous nous logeons, nous nous habillons en Européens plutôt qu’en Français ou en Anglais, en Espagnols ou en Allemands. Les costumes nationaux ne servent plus que les jours de bals déguisés; la couleur locale s’en va. Les peintres et les poètes peuvent s’en plaindre; le moraliste et le publiciste peuvent s’en féliciter, si le nivellement des âmes ne se fait pas par un abaissement continu, si, en cessant d’être des indigènes, nous ne cessons pas d’être des hommes.

J’aime donc l’unité morale de l’Europe, celle qui se fait tous les jours; mais qui ne comprend pas que cette unité morale de l’Europe nous dispense fort heureusement de l’unité politique? Je crois volontiers à la puissance des moyens administratifs ; je pense cependant qu’un chemin de fer est, pour abolir les différences qui séparent un pays d’un autre, bien plus efficace qu’une conquête et deux ou trois préfets installés dans des chefs-lieux de département. Que veulent après tout les partisans de l’unité européenne, et M. Louis de Juvigny en particulier? Est-ce d’obtenir pour chacun de nous, comme il le dit, plus de bien-être, plus de dignité, plus de liberté? Ce n’est pas l’unité politique qui donne cela aux habitans d’un pays, souvent même elle le leur ôte. Elle ne fait rien pour le bien-être, à moins qu’on ne prenne pour un bien-être le plaisir d’être administré uniformément du nord au midi, de l’est à l’ouest, et de voir la diversité des climats et des habitudes reculer respectueusement devant l’impérieuse égalité des circulaires préfectorales. Une usine florissante, un chemin de fer ouvert, font plus pour le bien-être