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dence ? — L’illusion les égare et les pousse à tous les maux et même aux crimes. Se croyant forts et ne croyant qu’à la force, ils se regardent comme supérieurs au monde entier, et ils regardent les chrétiens comme faits pour être leurs esclaves, comme des êtres sur lesquels ils peuvent se passer toutes leurs fantaisies de cruauté et de débauche. S’ils se croyaient faibles, ils seraient modestes; ils contiendraient leurs passions. La peur les rendrait sages; la crédulité vaniteuse en fait des tyrans et des bourreaux. Voilà le danger des illusions que l’Europe laisse complaisamment à l’Orient.

L’autre caractère général des écrits que je viens de lire est l’esprit d’ambition ou d’annexion. M. Benjamin Constant appelait cela de son temps l’esprit de conquête et d’usurpation. Pendant plus de trente ans, les brochures en France traitaient surtout les questions de liberté intérieure. Il s’agissait de la liberté électorale, ou de la liberté de la presse, ou de la liberté individuelle[1]. Nous nous occupons maintenant de l’Europe et des diverses annexions que les forts peuvent faire aux dépens des faibles. Une fièvre d’annexion s’est emparée de tout le monde. En 1848, on voulait reconstituer la société française; on veut aujourd’hui refaire la carte de l’Europe. Il y a douze ans, c’étaient les idées qu’on voulait remanier; aujourd’hui, ce sont les territoires. Voici l’auteur de la brochure intitulée la Syrie et l’alliance russe qui propose une alliance franco-russe et prussienne dont le résultat serait de donner Constantinople à la Russie, la rive gauche du Rhin à la France, et la prépondérance en Allemagne à la Prusse[2], c’est-à-dire que cette alliance est une belle et bonne complicité d’action pour prendre aux faibles et pour donner aux forts. On ne s’allie plus pour conserver ce qu’on a, mais pour usurper ce qu’on convoite. Le caractère dominant de la nouvelle politique que je vois prévaloir, non pas seulement dans les événemens, mais dans les esprits, c’est le dédain du faible et l’extermination des petits. Nous assistons à la Saint-Barthélémy des petits états en Italie, et on nous propose d’en faire une en Allemagne au profit de la Prusse. Autre différence essentielle entre l’esprit d’il y a trente ans et l’esprit d’aujourd’hui : l’Europe libérale et parlementaire a créé plusieurs petits états, la Grèce, la Belgique, par exemple. L’Europe guerrière et conquérante est en train de supprimer le plus de petits états qu’elle pourra. On dit que c’est pour faire de grandes unités nationales, et ces grandes unités nationales espèrent sans doute qu’elles seront en même temps des unités libérales. Je n’en crois rien. Elles seront de grands empires centralisés, qui rivaliseront entre eux non de liberté, mais d’autorité, non

  1. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié l’excellent travail de M. Antonin Lefèvre Pontalis sur la Liberté individuelle, publié dans la livraison du 15 août dernier.
  2. La Syrie et l’Alliance russe, p. 30.