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le haut jusqu’en bas, toutes également en vue. Aux rangs inférieurs, les loges sont des propriétés de famille. Les dames de Milan, en grande toilette, y tiennent salon pendant toute la soirée. Dans les rangs supérieurs, les loges appartiennent à des sociétés de jeunes gens. Ce sont de petits clubs, ayant leurs domestiques, leurs tables de jeu, leurs tables de lecture. On y rit, on y boit. Enfin tout en haut, c’est le loggione, la grande loge du peuple. Le petit lustre qui éclaire assez faiblement la salle ne l’empêche ni de voir ni d’être vu.

L’intérêt de la représentation, me direz-vous, est dans ces loges où sont ces belles dames couronnées de fleurs, qui ont les yeux si noirs, les épaules si rondes, et qui, le dos tourné à la scène, se souciant peu de Mathilde, donnent tant de poignées de main à leurs visiteurs. D’accord. Si vous le voulez donc, pendant que le féroce Conradin, au milieu de l’inattention générale, se débat entre l’amour naissant et son humeur sauvage, nous jetterons un coup d’œil sur ces petits salons. Deux banquettes s’enfonçant dans la profondeur de la loge reçoivent les visiteurs, qui se succèdent rapidement, grands seigneurs et bourgeois, écrivains et militaires, artistes et hommes d’état. Le dernier arrivé s’assied à côté de la porte ; puis, quand celui qui se tenait près de la maîtresse de maison se lève et se retire, chacun avance d’un rang. L’ordre le plus inflexible préside à cette manœuvre. Pour parler à une dame un peu recherchée, il faut prendre son tour, souvent dans le corridor. Ce qui se dit dans cette loge ? La même chose sans doute que dans la loge voisine ; mais soyez sûr que la conversation ne languit pas, car les Lombards ont l’esprit rapide, la parole vive et pleine de saillies. Vous l’entendez d’ailleurs au tumulte de toutes ces voix rieuses qui couvrent le chant de l’infortuné Isidoro. Jugez comme, au milieu de ces conversations qui s’entre-croisent, l’événement du jour est colporté dans toute la salle, commenté, retourné, épilogue ! Comme une idée, un sentiment, un mot, une plaisanterie, une colère court rapidement d’étage en étage ! De cette mobilité perpétuelle de tant de gens qui parcourent le théâtre du haut en bas naît un tel échange d’impressions que le sang bat d’un même mouvement dans toute cette masse et que la salle a comme une âme.

Mais voyons de plus près les visages. Cette belle jeune femme d’une si pure élégance, qui est-elle ? Une jeune marquise qui ruine son mari et qui en est aux expédiens pour nourrir son luxe. Je vous la cite comme une exception, car les Lombards, même les plus nobles, prennent d’ordinaire le train que leurs revenus comportent. Et cette jolie brune avec qui un officier cause plus longtemps, ce semble, que l’usage ne le permet ? Elle est sage. L’officier perd son temps.