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partout y est présente sans s’y afficher nulle part, c’est que les plus misérables époques peuvent susciter de grands cœurs, qu’aucune situation politique ne fournit d’excuses à la lâcheté, que l’empire romain lui-même, en ses plus tristes jours, a produit d’héroïques vertus, qu’un intérêt particulier s’attache aux âmes qui furent nobles malgré leur siècle, qui demeurèrent libres au milieu des générations serviles, et que, sans parler des joies de la conscience, ces grands cœurs, ces âmes fières, fussent-ils étouffés par la brutalité des événemens, peuvent toujours compter en définitive sur la justice de l’avenir et les réparations de l’histoire.

Une conclusion d’un autre ordre résulte de ces études. Il y a de nos jours une étrange disposition des esprits à prétendre retrouver dans l’histoire de Rome l’image de notre société moderne ; qu’on examine attentivement les détails, sans lesquels l’histoire manque de vie, et l’on verra combien ces analogies sont vaines et mensongères. Cette manie de rapprochemens, soit qu’on y cherche des justifications impossibles, soit qu’on s’imagine y trouver des armes redoutables, finirait par égarer les meilleurs esprits et par brouiller toutes les idées. L’histoire donne des leçons générales; elle défend d’identifier, à quinze siècles de distance, des époques si différentes. A travers toutes nos vicissitudes, malgré les troubles de la conscience publique, quelles que soient les craintes qui puissent tourmenter aujourd’hui les âmes nobles, il y a dans le monde moderne une vie énergique et féconde que l’empire romain n’a pas connue. La division de l’Europe en races distinctes, la division de ces races elles-mêmes en peuples qui ont des inspirations bien diverses et des intérêts opposés, la lutte constante de ces inspirations, l’impérieux besoin d’équilibre, cette sensibilité politique toujours en éveil, ces alarmes et ces colères si vives dès que la pondération des pouvoirs internationaux semble modifiée, dans la religion même ces manières différentes de concevoir la vérité chrétienne, ces communions diverses qui nous préservent du fléau d’un despotisme religieux, les malheurs temporels dont l’une de ces communions est menacée et qui vont lui rendre une vie spirituelle plus forte, tous ces faits, et bien d’autres encore, sont des attestations de vitalité et des promesses d’avenir. La société romaine a tenu une si grande place dans l’existence de l’humanité que ses institutions, ses lois, son histoire, le souvenir de ses destinées semblent toujours peser sur nous de tout leur poids; n’oublions pas cependant, Celtes et Germains, que nous avons transformé par la vertu du christianisme toutes ces traditions de l’ancien monde. Nous vivons d’une vie qui nous est propre, et quand nous interrogeons l’histoire de Rome, nous n’y devons chercher que les leçons générales.


SAINT-RENE TAILLANDIER.