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fond de son désert, en pousse un cri de douleur; Salvien nourrit son éloquence de ces affreuses images, et plus tard, les Vandales de Genséric ayant renouvelé ces horreurs, Sidoine Apollinaire, dans ses vers sonores, annonce que les destinées de Rome sont accomplies. Rien de pareil après l’année 476; poètes, historiens, orateurs sacrés, tous ceux qui pourraient exprimer les impressions de la foule gardent le silence. « Nous ne trouvons dans les écrivains contemporains, dit M. Thierry, ni accens de regrets ou de joie, ni déclamations en prose ou en vers; quelques dates et une sèche mention du fait, voilà tout. » Est-ce donc effroi, stupeur, ou simplement indifférence? L’indifférence, à mon avis, peut seule expliquer ce mutisme universel. Et pourquoi donc les événemens de l’année 476 auraient-ils causé tant d’émotion? L’état de l’Italie, depuis un demi-siècle, avait à peine changé. Rome sous Odoacre ou sous Ricimer, l’empire mort ou l’empire vivant, c’était même chose à cette époque. La date de 476, à certains égards, est si parfaitement insignifiante que Bossuet, dans le Discours sur l’histoire universelle, fait comme les écrivains du Ve siècle et supprime ce détail; Rossuet prolonge jusqu’à Charlemagne les destinées de l’empire romain d’Occident[1].

L’empire romain disparut donc sans qu’un témoignage de regret ou de joie, un cri de douleur ou de vengeance l’accompagnât au fond de la tombe, sans qu’on parût même s’apercevoir que cette tombe venait de s’ouvrir. Pour les contemporains, une fois Odoacre vainqueur et la guerre civile terminée, le lendemain ne fut pas différent de la veille. « L’action du sénat, dit M. Amédée Thierry, sembla même grandir en l’absence d’un empereur réel. Les rouages administratifs continuèrent à fonctionner; les lois restèrent debout, les coutumes séculaires ne furent point brisées; enfin le vieil attirail des césars environna le roi-patrice sous les lambris du palais de Ravenne. Odoacre eut un préfet du prétoire, un maître des milices, des comtes des largesses et du domaine, un questeur pour préparer ses lois ou les rapporter au sénat, un conseil privé pour les discuter, un corps des domestiques pour sa garde personnelle. Des recteurs administrèrent comme ses lieutenans les provinces italiques, des ducs militaires les cantonnemens des troupes; des consuls, tantôt agréés par l’empereur d’Orient, tantôt particuliers à l’Occident,

  1. Personne encore, à ma connaissance, n’a relevé cette erreur si originale du grand orateur catholique; je l’appelle une erreur originale parce qu’elle est évidemment volontaire, et qu’elle contient sur la situation de l’Occident, du Ve au VIIIe siècle, un jugement plein de vérité. Bossuet veut dire que la plupart des institutions romaines de l’empire ont été maintenues par les royautés barbares. C’est la thèse que M. Lehuérou a démontrée d’une façon irréfutable dans son excellente Histoire des Institutions mérovingiennes.