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nature, ne valant que parce qu’elles en tirent vérité ou beauté, la vérité et la beauté telles que les détermine le rapport entre l’âme et les choses; elles ont cela de curieux que, disposées l’une auprès de l’autre sur le vaste parcours du temps historique, chacune ne lève qu’un coin du voile et ne montre qu’un côté du monde; elles ont cela de fécond que, s’enchaînant, elles constituent ce qu’on peut appeler la pensée et l’imagination de l’humanité créant au fur et à mesure le vrai et le beau. Aussi une culture profitable et pieuse ne les a-t-elle jamais délaissées. Le vieil Homère, tant expliqué par les Grecs, est, pour qui sait et qui veut, un thème toujours nouveau, et Shakspeare, tant commente par ses compatriotes et ceux que j’appellerai ses demi-compatriotes, c’est-à-dire les gens du continent, donnera toujours à étudier comment un esprit splendide, à la un du XVIe siècle, idéalisa les hommes et les mœurs.

Bienvenue est donc une nouvelle interprétation de Shakspeare, nouvelle, dis-je, et qui, ne ressassant pas les opinions reçues, ne s’en serve que comme d’un marchepied pour monter plus haut. Il est certain que le poète a été senti et compris par ses contemporains, qui ont commencé sa réputation, et par les générations suivantes, qui l’ont continuée. Celui qui l’admire aujourd’hui est ému en son âme ainsi que le furent ceux qui l’admirèrent alors; c’est la chaîne d’or décrite par Homère, et celle-là unit les mortels par l’enchantement d’une création idéale qui dure pendant qu’eux durent si peu. De même que Corneille et Racine surent arracher à leur société des applaudissemens enthousiastes, de même Shakspeare éveilla dans le public anglais tous les sentimens qu’éveille la belle poésie : le siècle d’Elisabeth ne se trompa pas plus que le siècle de Louis XIV; les deux publics donnèrent à qui la méritait une palme qui n’a pas été flétrie, et la donnèrent parce qu’ils étaient en pleine communication avec ce qui les charmait. C’est leur gloire à eux d’avoir fait la gloire de leurs poètes, et l’Italie, qui tout d’abord s’éprit de l’épopée de Dante, montre en plein XIVe siècle combien était vif son sentiment d’une belle, mais sévère poésie. En France, en Angleterre, en Italie, le génie est sorti des entrailles de la société, et la société a reconnu et adoré le fruit de ses entrailles.

La correspondance des poètes et en général des artistes avec leur milieu, quelque grands qu’ils soient, est un point sur lequel on ne peut trop insister. Déplacez Dante de deux siècles et portez-le au milieu du XIe ce qu’il produira sera une chanson de geste : il célébrera Charlemagne et ses preux, la lutte suprême de Roland sera chantée comme elle ne l’a été par aucun de nos trouvères, la prouesse féodale aura son Homère, tandis qu’elle n’a eu que des cycliques et un cycle où le génie, vrai et réel dans l’aveugle et collective légende.