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n’hésitai pourtant pas. — J’accepte, dis-je, le châtiment qu’il vous plaît de m’annoncer ; aucune réflexion ne saurait me faire changer d’avis. — Moi, répondit-il, je n’accepte pas le défi que vous sembler vouloir me jeter. — Le sinistre sourire qui accompagnait cette phrase ambiguë la commentait assez éloquemment ; mais, loin que son regard fît baisser le mien, ce fut lui qui finit par détourner les yeux. Je m’étais quelquefois senti cette singulière puissance de déconcerter, de troubler l’homme devant qui tremblait ma mère, et je songeais alors à ce que cette petite folle d’Eugénie Le Gallois appelait mon « masque tragique. »

Miss Sherer et Eugénie, à qui je racontai ce qui s’était passé, s’accordèrent à désapprouver ma conduite, trop décidée, trop hardie pour une jeune fille. La seconde, désespérée, disait-elle, » d’avoir fait manquer mon mariage, » voulait aller se jeter aux pieds de M. et de mistress Wyndham. J’eus toutes les peines du monde à l’en empêcher. Miss Sherer trouvait que mon frère avait pris bien jeune une énorme responsabilité en enchaînant mon avenir à une promesse solennelle ; mais je ne pouvais ni m’associer à ce blâme qui atteignait un frère chéri, ni même regretter le serment qu’il m’avait demandé.


III.

Les trois années qui suivirent, je ne puis mieux les définir que par quelques formules négatives. Je ne me mariai point, je n’aimai personne, je n’allai nulle part. Mon beau-père, sans aucune affectation de tyrannie systématique, m’éloignait de tous les plaisirs du monde. Ma mère avait ajouté mon nom à ses cartes. Je recevais tous les trois mois les quartiers d’une pension plus que suffisante à ma dépense personnelle. Enfin je n’avais vu paraître à l’horizon aucun neveu, aucun cousin dont le nom pût me porter ombrage. Le frère cadet auquel on m’avait fait l’honneur de penser pour moi connaissait-il les projets d’union qui nous concernaient tous les deux ? Je l’ignorais absolument. Ce qui est certain, c’est que je n’entendais plus parler de lui, et que je ne le vis pas une seule fois, de près ni de loin.

Quand je me fus assurée du parti pris à mon égard, et lorsque je me vis, jusqu’à l’époque où la loi me donnerait la libre disposition de moi-même, soumise à une espèce de séquestre, il fallut bien chercher à me suffire. Miss Sherer me fut alors particulièrement précieuse, en développant, autant par son exemple que par ses leçons, mes goûts d’étude et ce qu’elle voulait bien appeler ma vocation d’artiste. Au risque d’encourir quelques railleries, je convien-