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tant poliment pour qu’on revînt sur la décision prise, comprenait cette fois Emmeline et miss Sherer dans l’invitation qui primitivement était adressée à moi seule. Ceci avait levé toutes les difficultés en écartant le motif mis en avant dans le billet de ma mère. De plus j’avais autrefois entendu M. Wyndham dire à sa femme « qu’il ne fallait point se mettre mal avec les Halsey, » et il me sembla que cette considération n’était pas absolument étrangère au changement qui s’opérait dans les résolutions de ma mère. Du reste, au jour marqué pour notre visite, Emmeline se trouva, dès le matin, prise d’un léger mal de gorge, et il n’était pas besoin d’un plus puissant motif pour que, délicate comme on la savait, elle fût dispensée de venir avec miss Sherer et moi. Je n’oserais même affirmer que son indisposition n’ait pas été une « affaire d’étiquette, » ma mère ayant dû être blessée de la différence qu’on mettait entre ma sœur et moi.

Avec quel plaisir je revis Godfrey, plus grand, plus brun que mes souvenirs ne me le représentaient! Il me combla de caresses, me mit à table auprès de lui, voulut me servir seul, et me raconta, comme autrefois, mille historiettes plus amusantes les unes que les autres. Tout à coup, au milieu du repas, son regard s’arrêtant sur le portrait de la mère de mon tuteur (mistress Alswitha Halsey, née Lee): — Mais voyez donc, s’écria-t-il, voyez comme elle ressemble à sa grand’tante!... Et chacun alors de se récrier. Moi cependant, je cherchais comment je pouvais ressembler à une grande femme vêtue de brocart et de dentelles, le chignon poudré, la poitrine fort découverte, et dont la physionomie sévère, l’attitude majestueuse, les yeux noirs, le front imposant, me donnaient presque le frisson.

Au sortir de table, Godfrey, plaisantant toujours, se plaignit de ne pouvoir m’emporter comme autrefois sur ses épaules : — En revanche, ajouta-t-il, je puis comme alors vous montrer ma chambrette. Venez donc, Swithy !... Et déjà, le bras passé autour de ma taille, il se mettait en devoir de m’emmener; mais miss Sherer, évidemment fort embarrassée de sa consigne, se rapprocha de nous pour annoncer à mon frère qu’elle avait promis de ne pas me perdre de vue un seul moment. C’était la condition expresse du consentement que ma mère avait donné. Aussitôt un nuage noir passa sur le front de mon frère. Il referma la porte déjà entr’ouverte, et, laissant aller ma main : — Cela leur ressemble bien! s’écria-t-il; mais aussitôt, prenant le dessus et s’adressant à miss Sherer dans les termes les plus polis, il la remercia d’avoir accepté les conditions, n’importe lesquelles, qui pouvaient le réunir un moment à sa sœur chérie... Quant à la consigne, ajouta-t-il, je sais ce que c’est, et vous avez toute raison d’y obéir... Maintenant j’estime que nous