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quel qu’il fût, prît la place de mon père; mais que ce fût l’homme dont le nom était associé pour moi au souvenir du renvoi de Godfrey, aux lugubres émotions de cette journée où le chef de la famille avait disparu, ceci me paraissait aussi triste que surprenant. Peut-être mes pensées n’eussent-elles pas pris cette direction, peut-être eût-il été facile de leur en imprimer une autre sans la consternation visible où la nouvelle du mariage de ma mère parut jeter ma fidèle Jane : — Eh quoi! s’écria-t-elle hors de garde, quand Wilkins nous donna cette nouvelle, lui!... Lui, à la place de notre pauvre monsieur!... Je ne puis m’y faire... Plaise à Dieu que rien de mal ne soit au fond de tout ceci !...

Un regard sévère de Wrkins et un geste rapide par lequel, à la dérobée, elle semblait avertir de ma présence l’indiscrète Jane, me donnèrent beaucoup à penser. On m’envoya étudier ma leçon à l’autre bout de la chambre, et les chuchotemens reprirent leur train comme jadis. Comme jadis aussi mon oreille, attentive malgré moi, surprenait çà et là des mots sans suite, mais qu’elle enregistrait avec une merveilleuse ténacité : — Quand je vous dis que je l’ai vu... midi... de la bibliothèque dans le cabinet de travail... Mon pauvre frère!... C’est un peu dur... Lui qui aurait passé dans le feu... Ah! si je savais où il peut être !...

Wilkins écoutait ces propos de Jane avec un solennel balancement de tête, et ses réponses semblaient être de graves conseils : — Prendre garde... calomnies... savoir se taire!... — Mais Jane parlait et pleurait de plus belle. Or je connaissais le frère de Jane. Il s’appelait Tom, et on n’en parlait pas avec une très haute considération. Je l’avais plus d’une fois entendu traiter de « mauvais sujet. » Pourquoi donc avait-il disparu? Pourquoi Jane le plaignait-elle? Quel rapport surtout pouvait exister entre les mésaventures de Tom Hickman et le parti pris par ma mère d’épouser M. Wyndham? Il y avait là de quoi forcer mon imagination à travailler sur nouveaux frais.

Je m’épuisai de plus belle en vains efforts devant ces énigmes insolubles; puis, comme tant d’autres fois, je cessai peu à peu d’y songer. Je n’y songeais plus le moins du monde lorsque ma mère, à présent mistress Wyndham, revint de Paris pour nous prendre à Boulogne et nous ramener à Londres. Son second mari l’accompagnait. Je ne l’avais pas revu depuis... depuis le 12 septembre de l’année précédente. On pourrait croire que j’éprouvai à son aspect quelque vive émotion ; mais non : ce qui m’est resté de mes sensations lors de cette première entrevue avec M. Owen Wyndham ne va pas au-delà d’un certain malaise boudeur, un embarras compliqué de gaucherie. Il fit tout au monde pour me mettre à mon aise, et