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taient de vingt-quatre heures, tandis que d’autres ne se retrouvent dans ma mémoire, voilés et confus, qu’à force de combinaisons et de conjectures. Je vais essayer de les retracer tels qu’ils me frappèrent.

Blendon-Hall, notre résidence patrimoniale, était une construction ancienne, aux murs épais, aux fenêtres profondes. La bibliothèque, souvent déserte, et pour laquelle, presque chaque jour, je quittais la nursery, où on aurait voulu me retenir auprès d’Emmeline, était une grande pièce longue, à l’extrémité de laquelle s’ouvrait une vaste embrasure, espèce d’alcôve en retrait, masquée par de grands rideaux de damas. C’était là que j’aimais surtout à m’aller tapir silencieusement pour y dévorer à mon aise quelques volumes pris parmi ceux qui encombraient les tables et les dressoirs sculptés de la sombre salle. Un énorme fauteuil aux armes de nos ancêtres les Lee, meuble héréditaire qu’on ne déplaçait jamais, adossé à cette baie, me dérobait absolument à la vue; je demeurais blottie derrière le meuble massif et les épais rideaux, et, à moins de m’y chercher expressément, ceux qui traversaient par hasard la bibliothèque ne pouvaient deviner ma présence.

C’est là que j’étais dans la matinée du 12 septembre 1835 (date fatale, apprise depuis lors, et trop bien gravée dans ma mémoire). J’y avais emporté un beau volume in-quarto, les Border-Ballads de Walter Scott, et je m’efforçais de comprendre cette mystérieuse légende intitulée le Soir de la Saint-Jean, lorsqu’un bruit de pas, — les pas d’un homme, — vint frapper mon oreille. Ce bruit venait de la petite antichambre qui précédait la bibliothèque. A travers le dossier à jour du fauteuil armorié, je regardai. C’était mon père. Il arrivait, le front soucieux, le regard sombre et fixe. Dans ses mains était un petit bureau, une écritoire plutôt, appartenant à ma mère. Il marcha droit à un grand secrétaire ou cabinet placé près des rideaux qui me cachaient à sa vue. En le voyant se disposer à ouvrir ce meuble, dont les panneaux, les tiroirs, les compartimens extérieurs richement incrustés, avaient toujours stimulé ma curiosité, je me glissai hors de ma cachette : — Vous allez donc enfermer là dedans la boite à écrire de maman? demandai-je à mon père. Sans me répondre un seul mot, il posa l’écritoire sur un des rayons du cabinet et referma le meuble avec soin. Ce ne fut qu’après avoir remis la clé dans sa poche qu’il parut s’apercevoir de ma présence. Le regard profond qu’il arrêtait sur moi m’étonna par son expression inusitée. Il jeta ensuite un coup d’œil à la glace placée devant lui, puis un autre sur mon visage, et alors, m’enlevant de terre, il me tint un moment pressée contre sa poitrine. — Oui, dit-il enfin, et sa voix me sembla profondément altérée, oui, vous ressemblez à votre frère, et s’il y a un Lee ici-bas, c’est certes bien lui.