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voir dans Godfrey un de ces malheureux jeunes princes que poursuit une implacable marâtre, et qu’elle perd dans l’esprit crédule du roi son époux. Au surplus, je le répète, chaque jour effaçait dans mon esprit mobile les vestiges du passé. Une impalpable poussière d’oubli les recouvrait d’heure en heure, et ils eussent peut-être tout à fait disparu sans quelques incidens fortuits qui de temps en temps venaient en raviver l’empreinte. Un jour, par exemple, pendant une absence que nos parens avaient faite, on m’emmena seule (ma sœur, d’une santé très délicate, était confinée dans la nursery) chez mistress Drake, la femme du jardinier. Ce fut l’occasion d’une sorte de petite fête, et après m’avoir offert toutes les friandises préparées pour moi, on me remit assez solennellement une magnifique poupée, avec deux costumes complets fabriqués par l’aînée des misses Drake. Ce jouet, nouveau pour moi, m’absorba bien vite, et les subalternes qui m’entouraient prirent sans doute au mot mes grands airs affairés, car ils cessèrent de s’occuper de moi, et bientôt, entraînés au courant de leurs commérages, parurent oublier que j’étais au milieu d’eux. Tout à coup le nom de Godfrey me fit dresser l’oreille ; mais comme j’avais pu remarquer déjà que si j’avais l’air de prendre garde à ce qui se disait, la conversation cessait tout à coup ou tournait court, un instinct de diplomatie enfantine m’avertit qu’il fallait continuer de jouer dans mon coin, tout en écoutant les propos qui s’échangeaient en ce moment entre la femme de charge et ma fidèle Jane. — Je ne croirai jamais, disait celle-ci, qu’un jeune homme aussi franc, aussi loyal, ait fait un pareil mensonge.

— Pourtant, reprit mistress Gill, vous ne pensez pas qu’il ait pu voir ce qu’il a dit avoir vu ?…

Ici mes projets de dissimulation s’envolèrent tout à coup. Je voyais qu’on accusait Godfrey de mensonge, et ceci révoltait mes sentimens les plus chers. Je courus à la bonne Gill, et avec un regard qui sembla la déconcerter, un accent d’autorité qui la prit au dépourvu : — Qu’est-ce que Godfrey disait avoir vu ? lui demandai-je.

Sans prendre garde aux chut effarouchés de Jane, mistress Gill répondit étourdiment : — Il soutenait avoir vu M. Wyndham sortir de la brasserie pendant que nous étions tous à dîner. Évidemment cela ne pouvait être.

M. Wyndham ?… Eh bien ! Godfrey disait la vérité. J’ai vu, moi aussi, M. Wyndham par la fenêtre de l’atelier… Oui, je l’ai vu sortir de la brasserie.

Ni l’une ni l’autre ne me répondit ; mais Jane, à ces mots, devint pourpre, et mistress Gill me parut aussi fort déconcertée. Je m’étonnais, dans ma naïveté, qu’elles ne montrassent pas plus de joie en