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sée en deux actes ou pour mieux dire en deux compartimens ; pour quelle fût bien comprise, il faudrait que les deux tableaux pussent être présentés simultanément au spectateur, car cette exposition a pour but de montrer les deux extrémités entre lesquelles est ballottée une âme dévorée par le doute et l’ennui : d’une part la religion et l’appel à Dieu, d’autre part l’incrédulité résolue et le raisonnement infernal. Cette exposition est une thèse de psychologie très finement dramatisée et construite comme un raisonnement hégélien : le prieur des Camaldules et le sorcier juif représentent les deux antinomies entre lesquelles se débat l’âme de Madeleine jusqu’au moment où le devenir apparaît sous la forme aimable de Maurice. Je me plais d’autant plus à faire ressortir la finesse de cette exposition, que le public n’en a pas compris, à mon avis, la véritable portée. Mais lorsque le drame est sorti de la psychologie pour entrer dans l’action et dans la passion, la partie a été définitivement gagnée et l’attention n’a pas fléchi un instant. Dans cette dernière partie, M. Feuillet a ajouté une scène très habilement inventée, très dramatique, qui est la plus heureuse des modifications qu’il a fait subir à son drame, et dans laquelle Mlle Fargueil, actrice qui excelle à merveille à rendre un certain genre de passion insolente, s’est surpassée elle-même et s’est montrée comédienne accomplie. Nous voulons parler de la scène où Madeleine, cachée derrière un paravent, écoute avec une colère forcée de se contenir les outrages de Maurice, les appréciations insultantes et injustes qu’il fait de son caractère et de son cœur. Si M. Feuillet est sûr d’avoir en abondance de telles inspirations, il peut tenter le drame avec assurance.

Nous espérons que le succès de Rédemption se maintiendra, car ce succès est mérité et littérairement et moralement. À ce dernier point de vue, Rédemption peut être considéré comme la conclusion d’un débat moral que le théâtre s’est plu à soulever depuis dix ans, débat qui roule tout entier sur le personnage de la courtisane, et dans lequel personne à mon sens, si ce n’est M. Feuillet, n’a dit un mot vrai, juste et équitable. On a fait valoir des argumens pour et contre, plus ou moins brillans, plus ou moins ingénieux, mais qui n’avaient guère d’autre mérite que celui de paradoxes bien lancés. Les uns ont tenté de réhabiliter les courtisanes sans songer à toutes les choses sacrées que cette, audacieuse tentative insultait ; les autres les ont outragées brutalement sans songer à ce que ces outrages avaient d’absurde, d’illogique et de contraire à la charité la plus élémentaire. M. Feuillet avait l’esprit trop mesuré et trop moral pour tomber dans aucune de ces extrémités; il est venu, et sur cette question orageuse il a prononcé une parole vraie, une parole de pitié et d’humanité qui nous semble la conclusion naturelle de ce débat. Ne pensez-vous pas que nous ferions bien de rester sur cette parole d’un cœur honnête et délicat et de saluer dans la Madeleine de Rédemption la dernière et la meilleure des dames aux camélias ?


EMILE MONTÉGUT.


V. DE MARS.