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chargé de voir le roi et la reine, de leur faire sentir le péril de la lutte où ils étaient engagés. Assurément Alberoni n’avait pas tout fait, mais il paya pour tous. Un matin, le 5 décembre 1719, — il y avait déjà plus d’un an que cette guerre continuait, — le roi Philippe partit pour le Pardo, laissant au cardinal l’ordre de quitter Madrid dans huit jours, les terres d’Espagne dans trois semaines, et de n’y plus reparaître. Irrité et surpris, Alberoni essaya encore de voir la reine et le roi : il n’y put réussir, et après avoir tout remué, tout agité en Europe pendant trois ans, après avoir communiqué à l’Espagne un élan fiévreux d’activité, il fut obligé de partir pour l’Italie, détesté de tout le monde, même du roi Philippe, qui s’apercevait un peu tard que cet abbé parvenu était son maître. Le régent lui donna à son passage en France une ironique escorte d’honneur qui le conduisit à Antibes, où il s’embarqua pour Gênes.

Je n’ai pas à suivre les aventures de ce singulier prince de l’église, qui tomba dans l’obscurité après sa chute, sans échapper encore aux inimitiés qu’il avait suscitées. Le pape le menaça d’un procès canonique, le roi Philippe d’un procès d’état. Alberoni fut réduit à se cacher un peu partout, même à demander asile à l’empereur, qui toléra son séjour dans quelque maison de campagne du Milanais. Il ne commença à reparaître qu’à la mort du pape; il fut du conclave, et le nouveau pontife le laissa vivre tranquillement à Rome dans une douce retraite. La disparition d’Alberoni, subitement jeté hors de la politique, avait suffi pour ramener la paix. Dès lors l’Espagne fit ce qu’on voulut; elle accéda à la quadruple alliance, elle se soumit à cette combinaison, qui n’avait rien de trop dur, puisqu’elle laissait encore la succession de Parme et de la Toscane à un enfant de la reine Elisabeth Farnèse.

Et maintenant de quel côté était le droit dans cette mêlée d’intrigues et de passions où un homme seul, avec son ambition de gloire et sa témérité agitatrice, avait entrepris, au nom de l’Espagne, de faire des choses désagréables à l’Europe, sans même s’être ménagé des alliances ou des connivences, tenant tête à l’empereur, bravant la France et l’Angleterre, rusant avec le pape, dépouillant en pleine paix le roi Victor-Amédée? Cet abbé plaisantin, ce familier du duc de Vendôme, ce cardinal d’aventure, était, direz-vous, un grand violateur des traités et de la loi des nations. Je le veux bien; mais ses adversaires l’étaient-ils moins? Alberoni manquait-il au droit parce qu’il était seul? Les alliés n’y manquaient-ils plus dès qu’ils étaient quatre pour transférer la couronne de Sicile, que Victor-Amédée n’avait nulle envie de céder, pour disposer de la Toscane, qui protestait contre ce qu’on voulait faire d’elle? Alberoni sautait par-dessus les arrangemens d’Utrecht :