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le cardinal ne s’inquiétait nullement de se faire donner par un traité une permission qu’il saurait bien prendre. Le fait est que le 18 juin 1718 l’escadre espagnole avait pris la mer. Elle était bien plus considérable que celle qui avait quitté Barcelone l’année précédente pour aller enlever la Sardaigne. Elle se composait de vingt-deux vaisseaux de ligne, trois bâtimens marchands armés en guerre, quatre galères et trois cent quarante bâtimens de transport. Elle portait trente-six bataillons d’infanterie, quatre régimens de dragons, six de cavalerie, cent pièces de canon de batterie, quarante mortiers, six cents canonniers, quinze cents mulets pour le service de l’artillerie, enfin une armée de trente mille hommes et un immense attirail de guerre. Le marquis de Leyde avait le commandement militaire de ces forces. On n’avait jamais vu une flotte mieux équipée et mieux munie. Celui qui avait conçu cette expédition était Alberoni ; celui qui avait exécuté cette audacieuse pensée avec un zèle de détail minutieux était l’intendant-général Patino, qui seul avait le secret du cardinal. Tout avait été préparé avec soin; le reste, Alberoni le laissait à la fortune, songeant seulement à précipiter les coups pour déconcerter les oppositions. Où allait maintenant cette escadre? On soupçonnait vaguement qu’elle devait assaillir Naples par les Calabres. Le 2 juillet 1718, l’armée débarquait à quelques milles de Palerme dans l’île de Sicile, dont le marquis de Leyde se proclamait vice-roi au nom du souverain de l’Espagne reprenant possession d’un ancien domaine.

On devine quel fut le déchaînement de l’Europe contre cette entreprise nouvelle, Alberoni fit face à tout au premier moment avec son audace et sa souplesse accoutumées. Aux Siciliens, il faisait annoncer qu’il venait leur rendre leurs libertés anciennes violées et leurs franchises abolies par le prince savoyard ; aux ambassadeurs des puissances alliées, il répondait que Victor-Amédée négociait à Vienne l’échange de la Sicile pour la Sardaigne, et que l’Espagne, maîtresse de cette dernière île, ne pouvait le souffrir; au ministre de Victor-Amédée lui-même, au comte de Castellar, qui en était toujours à son traité et qui appelait l’invasion un acte «d’injustice, de violence, de mauvaise foi et de scandale, » il disait que la flotte anglaise, qui venait d’entrer dans la Méditerranée, était chargée de s’emparer de la Sicile pour la donner à l’empereur, et qu’il n’avait fait que la devancer. Le plus embarrassé et le plus malheureux assurément était le ministre du prince piémontais, qui fut appelé en grande hâte à l’Escurial pour recevoir le premier communication de l’événement. Je me figure que l’envoyé du roi François II, qui se trouvait récemment à Turin les mains pleines de traités, n’était pas moins perplexe. Le ministre de Victor-Amédée se révolta, s’indigna.