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et les flottes, marchant à son but, et impénétrable pour tous. L’homme qui en si peu de temps était devenu, de simple abbé à la suite du duc de Vendôme, premier ministre d’Espagne et cardinal, cet homme, à tout prendre, n’avait rien de vulgaire. Il avait cinquante-quatre ans à cette époque, et il était robuste, actif, de visage coloré. Il avait l’intelligence pénétrante et vive avec l’audace imperturbable de toutes les entreprises. Impétueux et fin, altier et dissimulé, agitateur par tempérament, diplomate d’imagination aventureuse, il ne reculait devant rien, ni devant le péril, ni devant l’intrigue. Il était absolument dénué de scrupules, et pourvu qu’il réussît, tout lui paraissait bon. « Monsieur le cardinal, je ne vous croyais pas capable de cela, lui disait un jour le père Daubenton ense plaignant de quelque mesure équivoque. — Mon père, reprit le cardinal en regardant fixement le confesseur du roi, je suis capable de cela et de tout. » Le pouvoir au reste n’était pas pour lui seulement une vaine et fastueuse dignité; il ne l’ambitionnait que pour s’en servir. Aussi dès son avènement mit-il tout en œuvre pour reconstituer la force militaire de l’Espagne et pour étendre sur l’Europe le réseau de sa diplomatie. Il arrivait à cette sorte de dictature l’esprit bouillant de projets, faisant luire aux yeux de Philippe V la couronne de France, que le roi d’Espagne enviait après la mort de Louis XIV, laissant entrevoir aux Espagnols la possibilité de reconquérir leurs vice-royautés perdues, promettant à la reine Elisabeth des trônes pour ses enfans. Au fond, sa pensée était tout entière pour l’Italie, et c’est par là qu’il dominait la reine en la servant, en la flattant dans son ambition la plus vive. Alberoni avait réellement la passion tout italienne de chasser les Allemands de la péninsule; ce fut le mobile de sa politique. Seulement au dernier siècle cette idée prenait naturellement la forme d’une substitution de souveraineté au profit des enfans à demi italiens d’Elisabeth Farnèse.

L’essentiel était de remettre le pied en Italie, et c’est là qu’il visa sans dévoiler sa pensée, sans laisser pressentir où tendait sa politique. On était en 1717; l’Europe, je l’ai dit, était dans cet état d’indécision où toutes les rivalités s’agitaient, et où la diplomatie multipliait les combinaisons pacificatrices; elle cherchait des palliatifs par des traités comme celui de la triple alliance. C’est à travers ce jeu d’antagonismes et de négociations confuses que le rusé et audacieux Alberoni comptait se faire jour, appelant à son aide le mystère et l’imprévu, ne négligeant rien d’ailleurs pour ajouter au trouble universel. De là ces tentatives curieuses et extraordinaires si habilement ourdies pour mettre l’Europe en mouvement et créer des embarras à toutes les politiques. Il avait des intelligences partout, au nord et au midi. En France, il nouait des cabales contre le