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puis il eut l’air de céder à une importunité, promettant d’en parler à la reine et au roi, et peu après Riperda avait son traité; il fut condamné seulement à renouer pour l’apparence avec le cardinal et à continuer avec lui une comédie de négociations lorsque le traité était déjà signé en secret avec Alberoni muni des pouvoirs du roi. Le secret ne fut pas si bien gardé que le ministre anglais Bubb ne le pressentît : il prit la même voie et il réussit de même, non sans avoir payé, dit-on, une assez forte somme. Restait l’affaire avec Rome, qui n’était pas la moins grave, la moins compliquée, et qui traînait en longueur depuis plusieurs années; mais comme Alberoni était un habile homme, en même temps qu’il attirait à lui peu à peu le pouvoir, il pensa qu’une négociation avec le saint-siège valait bien un chapeau de cardinal. Aussi, en paraissant prendre à cœur la réconciliation de l’Espagne et de Rome, se montra-t-il d’abord assez réservé avec le nonce Aldovrandi. Il ne le désespérait pas, mais il éludait; il exagérait les difficultés, lorsqu’un jour le père Daubenton, confesseur du roi, guéri par une première disgrâce de la dangereuse pensée de se mettre en lutte avec un favori, alla trouver Aldovrandi, et lui dit en grand secret qu’à ses yeux il n’y avait pas d’autre moyen d’arriver à un dénoûment que de donner la pourpre à Alberoni; que pour lui, s’il était à Rome, il n’hésiterait pas à se jeter aux pieds du saint-père, et qu’il était impossible qu’un homme ainsi honoré ne répondît pas aux vœux de l’église. Aldovrandi était déjà convaincu, et il fit même le voyage de Rome. Aux premières ouvertures, le pape refusa nettement. On ne se découragea pas pour si peu; on fit valoir les armemens maritimes que l’Espagne faisait en ce moment pour défendre, disait-on, le nom chrétien contre les Turcs. Le pape commença de se laisser toucher; il se défiait pourtant encore, et, ne fût-ce que pour garder sa dignité, il voulait, avant de donner le chapeau, qu’un traité fût signé entre Rome et l’Espagne et que la démonstration militaire contre les Turcs fût accomplie. Alberoni, qui n’était pas moins défiant, et qui d’ailleurs avait de tout autres pensées, ne l’entendait point ainsi. Ce fut le pape qui céda dans cette lutte singulière, si bien qu’à l’issue de toutes ces négociations, Alberoni se trouvait tout à la fois initié aux secrets d’état de l’Espagne, poussé à la direction des affaires et cardinal.

La reine dominait le roi, Alberoni dominait la reine; il avait réussi à se rendre nécessaire, et dès lors il prenait hardiment le pouvoir. N’ayant plus rien à ménager, il concentrait en lui le gouvernement, réduisant les autres ministres à un rôle subalterne, maître du sceau royal, disposant du trésor, ayant seul le secret de la politique et de la diplomatie, mettant en mouvement les armées