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la débauche élégante a son quartier à elle dans la capitale, qu’on cite dans le monde entier nos jardins publics, nos bals d’été et nos bals d’hiver, qu’on a fait tout un théâtre et toute une littérature pour décrire les mœurs de nos courtisanes, et pour exalter ce qui leur reste de vertu ? Quand les filles d’atelier voient ces triomphes du vice, est-il possible que leur âme reste pure, qu’elles ne fassent pas dans le secret de leur cœur ces mêmes comparaisons qui poussent les hommes à la haine et à la révolte, et qui les précipitent, elles, dans la débauche ?

Les plus honnêtes et les plus heureuses échappent à la pire des corruptions en prenant un amant dans leur classe. Elles trouvent rarement un mari. Un honnête ouvrier qui veut prendre une femme légitime va la chercher dans une famille. Parmi les unions irrégulières qui se forment dans les ateliers, quelques-unes se prolongent indéfiniment, et constituent par leur durée une sorte de mariage sans consécration légale. C’est une triste condition pour une femme, puisqu’elle n’a aucun droit reconnu, et qu’elle dépend uniquement de la bonne volonté de son amant. Si ces pauvres filles isolées, qu’il est si facile de séduire parce qu’elles sont reconnaissantes à la première affection qui s’offre, tombent sur un mauvais sujet, elles ne tardent pas à être abandonnées. L’ouvrier qui n’aime plus sa maîtresse, qui la voit malade, sur le point d’accoucher, et qui craint d’avoir à la nourrir, elle et son enfant, s’enfuit lâchement, cherche d’autres amours. Que deviendra cette malheureuse, qui vivait à peine quand elle n’avait à penser qu’à elle seule ? Où ira-t-elle avec son honneur perdu, sa santé détruite ? Elle formera de nouveaux liens, marchera vers un nouvel abandon. Trop souvent elle tombe plus bas encore. Parmi les filles qui se livrent aux derniers désordres, on en cite qui ne recourent à la prostitution que pour pouvoir élever leurs enfans. Parent-Duchatelet en a vu une qui lutta si longtemps que, lorsqu’elle vint se faire inscrire, elle n’avait pas mangé depuis trois jours.

En dehors des manufactures, une femme isolée ne trouve donc pas le moyen de vivre. Ainsi l’évidence nous presse de toutes parts. Tout périssait dans la famille, si la femme la quittait, et voilà maintenant que l’abri tutélaire du toit domestique est plus nécessaire à la femme elle-même qu’à ceux qui dépendent de son affection et de ses soins. Ce n’est pas seulement son bonheur qui est impossible hors de la famille, c’est sa sécurité, c’est sa vie. Le premier besoin de la société est de faire renaître la vie de famille, le premier devoir du moraliste est d’en chercher les moyens. La vraie bienfaisance est celle qui a une action directe sur les mœurs, qui, pour sauver les misérables, commence par en faire des hommes, et qui, sachant ce