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là il dotait des églises ou en bâtissait de neuves du plus beau marbre; ici, pour obtenir le silence d’une ville offensée, il y construisait de ses propres deniers un portique qui fut longtemps l’admiration de l’Asie. Ce scélérat faisait dans ses rapines la part de Dieu et des peuples. L’indignation publique s’arrêtait muette de surprise devant tant d’audace et de calcul, et chaque fois que la conscience de Théodose semblait inquiète, quelque événement imprévu, intéressant la foi catholique, se présentait à point nommé pour dissiper les appréhensions du prince et raffermir la puissance du favori.

Ce n’était pas seulement par les grands côtés de cette âme ardente et dévouée que Rufin savait asservir son maître; il abusait des défauts de Théodose comme de ses vertus. Cet homme, qui avait attaché le devoir et la gloire de sa vie au triomphe d’une idée, mêlait aux élans désintéressés de sa foi un sentiment excessif de personnalité. Il lui semblait que son œuvre était en péril à la moindre opposition ; il se confondait avec elle, il y confondait son ministre, son trône, sa famille. Dans ses momens d’ombrages, il se laissait emporter aisément à la colère, et une fois déchaînée, elle devenait une fureur sans bornes. On sait de quel châtiment effroyable il punit l’offense faite à sa statue dans les murs de Thessalonique. Ce fut Rufin qui le conseilla, qui l’irrita, qui le poussa dans cet excès sauvage, et, quand Ambroise, avec une juste sévérité, vint interdire l’entrée de son église à ce prince, que d’ailleurs il admirait et aimait, Rufin osa s’interposer entre la pénitence et le coupable, et revendiquer pour lui le crime du sang répandu. Ainsi, par une corruption sans exemple, il tranquillisait la conscience d’un maître chez qui le remords suivait de près la faute, il se l’attachait par les liens d’une infamie volontaire, il se rendait, à ses yeux, sacré comme un complice.

Lorsque Théodose partit pour cette guerre d’Italie d’où il ne devait pas revenir, il confia aux mains de son tout-puissant ministre l’administration de l’Orient avec la garde du jeune Arcadius. Sa santé déjà chancelante et la guerre qu’il allait chercher si loin ouvraient la porte à bien des hasards, et Rufin, dans sa hardie prévoyance, se mit à calculer les chances nouvelles que lui présentait la fortune. Il avait tout reçu de Théodose, excepté le trône : il y porta sérieusement ses vues, et commença à en préparer de loin les abords par un redoublement de libéralité envers le clergé catholique, puis en attirant l’attention du peuple par le faste d’une piété tout impériale. Le ministre avait fixé sa résidence d’été sur l’autre rive du Bosphore, à Chalcédoine, dans le faubourg du Chêne, faubourg tellement englobé dans les dépendances de sa villa qu’il en avait emprunté le nom et ne s’appelait plus que Rufinopolis. Élevée à mi-côte, sur le détroit qu’elle dominait de ses colonnades de porphyre et de son