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que chose enfin que je ne sais pas, te font-ils penser que M. de Savines a pour toi ces mêmes sentimens ?

Marie secoua la tête. Un mouvement de joie fit tressaillir le cœur de Marthe. Elle ne savait pas ce que l’avenir lui réservait, mais Olivier ne l’avait pas trompée. Celle qu’il avait choisie, c’était elle. Un soupir souleva sa poitrine ; puis, se reprochant tout à coup ce premier tressaillement de l’égoïsme, elle effleura de ses lèvres le front de sa sœur.

— Il faut cependant tout prévoir, continua-t-elle, si notre ami ne pensait pas à toi,… si par hasard une autre devenait sa femme…

Marthe ne put pas achever, Marie l’avait saisie par le bras, et pâle, l’œil désespéré, les lèvres agitées d’un tremblement convulsif : — Que sais-tu ? s’écria-t-elle ; qu’as-tu appris ? crains-tu quelque chose ? de quoi suis-je menacée ?… Parle !

— Calme-toi,… je ne sais rien…

— Ah ! tu m’as bouleversée !… Ici, dans ce désert !… qui pourrait-il aimer ?… Ah ! mon Dieu ! toi peut-être ?

Marthe soutint le regard de sa sœur sans pâlir. — Quelle folie ! répondit-elle ; ne suis-je pas ta sœur cadette ?… Est-ce qu’on épouse une fermière ?… Regarde, j’ai les mains brunes.

Marie embrassa Marthe. — Mais enfin il ne t’a pas dit qu’il s’en allait, n’est-ce pas ?

— Non ; mais M. de Savines est jeune, l’idée du mariage peut lui venir… Permets-moi donc d’insister… S’il prenait des engagemens, que ferais-tu ?

— Je n’en verrais jamais la conclusion ; je me retirerais dans un couvent, j’y prendrais le voile.

Marthe dévorait sa sœur des yeux ; cette réponse la bouleversa : elle vit Marie perdue à jamais, ensevelie dans les murs glacés d’un cloître ; elle l’entoura de ses bras comme pour la retenir. — Moi vivante, tu serais religieuse !…

Un instant les deux sœurs confondirent leurs larmes ; la Javiole les surprit, et leur annonça que M. de Savines était à la maison et les demandait. Marthe se dégagea des bras de Marie. — Va le recevoir, dit-elle ; tu lui diras que je suis en course ou fatiguée, ce que tu voudras… Tu sais qu’il aime la musique, vous chanterez ensemble.

Elle la poussa du côté de La Grisolle, et s’échappa dans la campagne. Quand elle pensa qu’on ne pouvait plus la voir, elle se laissa tomber sur un tertre, derrière un rideau de buissons. Marthe était à bout de force ; cependant elle était contente d’elle-même : son cœur était déchiré, mais sa conscience lui criait qu’elle avait fait son devoir. L’immobilité rendit un peu de calme à ses sens troublés ; elle