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déesse, — J’ai eu la main maladroite, elle est cassée ! dit-il. — Ah ! quel malheur ! s’écria-t-elle ; M. de Savines l’aimait tant ! — Valentin se leva et partit. On resta près d’une semaine sans le voir. Francion fut peut-être le seul à La Grisolle qui remarqua son absence.

Marthe aurait été fort en peine d’expliquer comment elle connaissait la vie de M. de Savines ; elle n’en ignorait cependant aucune particularité. Cette existence lui plaisait par un côté vaillant et résolu qui répondait aux habitudes de son esprit. M. de Savines avait eu quelque fortune ; les sottises de Paris, dans lesquelles tombent fatalement tant d’hommes libres de bonne heure, en avaient dévoré la majeure partie ; le reste disparut dans des voyages dont par miracle le cœur et la raison d’Olivier surent tirer profit. Un matin, après une douzaine d’années perdues en puérilités que n’excusait même pas l’emportement des passions, il se réveilla pauvre comme un soldat et pareil à un arbre dont l’hiver a ravi la dernière feuille. Olivier n’eut pas un jour de défaillance. Il fit agir les amis de sa famille : on lui offrit des places fort enviées, et il n’aurait tenu qu’à lui d’être secrétaire d’ambassade ; il accepta un emploi de garde dans les forêts de la couronne. Au bout d’un an, un parent qui l’aimait l’appela auprès de lui. Olivier pouvait y conquérir la fortune, mais il fallait se plier à certaines complaisances qui sentaient la domesticité : c’était une entreprise où l’adresse avait plus à faire que la fierté. Olivier refusa. Quand un ordre de ses supérieurs l’attacha à la résidence de Rambouillet, l’aspect sauvage du pays, ces grands horizons mélancoliques tout remplis des murmures des plus et des senteurs de la bruyère l’attirèrent par un charme secret. Cette solitude, où d’autres auraient trouvé le vide et le désespoir, le retrempa. Il en supporta les longs silences et la durée, non pas avec résignation, mais avec une bonne humeur expansive qui jamais ne laissa place au regret. Les plaisirs perdus lui apparaissaient comme autant de chimères qui ne méritaient pas la fatigue d’un soupir. Était-ce bien lui qu’on avait vu autrefois à Paris ? Qu’y faisait-il ? Quelques petites sommes sauvées par hasard lui avaient permis de donner à son ermitage des Vaux-de-Cernay une élégance intérieure, une coquetterie sobre qui étaient la seule chose par laquelle le vieil homme se révélait encore. Le chiffre de ses émolumens, augmenté de petits revenus fort minces, assurait son existence en le forçant néanmoins à compter. — La conquête d’un fusil neuf, disait-il, est pour mon budget une affaire d’état ; mais que de délices dans les difficultés de cette conquête !

Si les contraires s’attirent fréquemment, ce n’est pas une raison pour que les semblables se repoussent toujours. Le même courage, la même franchise, la même gaieté vaillante, survivant à la bonne