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école, qu’on chante dans toutes les capitales de l’Europe, et qui a produit à Paris toute une littérature qui parle sa langue, reproduit ses types, et vit de ses idées. Je vous le dis en vérité, M. Offenbach est un grand homme ! Le public, lui, ne s’y est pas trompé. Qu’ils se pendent donc, tous ces critiques sublimes, ces mâcheurs d’esthétique, ces diseurs de billevesées métaphysiques, ces esprits fins et délicats qui, comme M. Montégut, cherchent la raison de l’art et du théâtre modernes dans d’ingénieuses combinaisons de vérité de mœurs, de style et d’imagination! Il s’agit bien de tout cela vraiment! M. Offenbach seul a compris son temps, et l’auteur d’Orphée aux Enfers est, comme l’auteur de la Vestale, le musicien de son époque.

Il ne faut pas s’étonner après cela que M. Offenbach ait été chargé d’écrire à la fois la musique d’un ballet pour le Grand-Opéra et un ouvrage en trois actes pour l’Opéra-Comique. Je suis même convaincu que M. Offenbach aura dû modérer le bon vouloir de ses illustres et puissans protecteurs, et que si on ne lui a pas confié la mission de composer un grand opéra en cinq actes pour le théâtre où nous allons bientôt entendre M. Richard Wagner, c’est que le fondateur des Bouffes-Parisiens aura été plus modeste qu’il n’en a l’air.

La scène du ballet-pantomime le Papillon, qui nous a suggéré les hautes considérations qu’on vient de lire, se passe en Circassie. Une fée méchante, vieille et jalouse, Hamza, tient sous sa dépendance une jeune servante, Farfalla, qu’elle maltraite fort. Un prince beau, jeune, amoureux et généreux, comme le sont tous les princes des contes bleus, le prince Djalma, survient dans la maison de la vieille fée, qui s’éprend pour lui d’une passion surannée et mal comprise. Le prince n’a d’yeux et d’oreilles que pour la jeune et jolie servante, qui danse à ravir. Hamza, la vieille fée, furieuse de se voir repoussée par le prince, s’en prend à la jeune servante Farfalla, qu’elle poursuit de sa colère et qu’elle transforme en papillon. De cette métamorphose naissent une foule d’incidens et de changemens à vue qui remplissent deux actes et quatre tableaux. Je n’ai pas besoin d’ajouter que Farfalla, redevenue la jeune fille du premier acte, finit par triompher des maléfices de la vieille fée, et qu’elle épouse le prince Djalma. On a vu cent fois à l’Opéra des ballets plus intéressans et plus variés que le Papillon, dont le scenario est de M. de Saint-Georges et de Mme Marie Taglioni, ce qui nous a un peu surpris; mais ce qu’on n’avait jamais entendu au grand théâtre de l’Opéra de Paris, c’est une musique comme celle qu’a écrite M. Offenbach. Nous qui nous attendions à quelque haute pasquinade digne de l’auteur d’Orphée aux Enfers, nous avons été surpris de la platitude et du néant de cette muse de fantoccini venant gambader sur le premier théâtre lyrique de l’Europe. La surprise a été générale, même pour ceux qui savent au juste ce que vaut M. Offenbach. Sa musique a produit sur moi l’effet de cet instrument que le montreur de marionnettes tient au fond de la gorge pour faire parler ses différens personnages, d’une pratique enrhumée. On peut dire littéralement, si ce n’est noblement, qu’en abordant l’Opéra, M. Offenbach a perdu son sifflet, et qu’il ne lui reste plus que les yeux pour pleurer sa profonde et légitime disgrâce.

Sans parler des costumes et des décors, qui ont de l’éclat, le seul intérêt de ce nouveau ballet que l’Opéra vient d’exposer aux yeux et aux oreilles