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REVUE MUSICALE.

Le temps marche, et les heures qui en mesurent la durée sèment la route infinie qu’elles parcourent d’incidens toujours nouveaux. La vie est un mouvement, et ce mouvement se propage de l’esprit à la matière, qui, elle aussi, s’agite et se transforme incessamment : il n’y a d’immuable que l’immuable mobilité des choses et des hommes.

Un événement s’est produit depuis notre dernière revue musicale : je ne veux pas parler du changement qui a eu lieu dans les lois politiques de la France, changement dont auront à se réjouir, espérons-le du moins, tous les esprits généreux qui préfèrent la liberté morale au bonheur matériel, les agitations de la vie aux douceurs de la mort. Non, ces choses-là ne sont pas de mon domaine. J’entends parler d’un événement qui s’est accompli dans le petit monde sublunaire où je m’agite, de l’épanouissement d’un compositeur idole de la belle jeunesse et des petits journaux. M. Offenbach enfin, puisqu’il faut l’appeler par son nom, fondateur, directeur et compositeur du théâtre des Bouffes-Parisiens, a donné à l’Opéra, le 26 novembre, un ballet-pantomime en deux actes et quatre tableaux sous ce titre séduisant : le Papillon. La cour et la ville assistaient à cette solennité, préparée depuis longtemps par l’administration de M. Fould, qui, en quittant le ministère d’état, a voulu sans doute laisser aux arts qu’il a dirigés pendant huit ans ce dernier témoignage de son goût et de sa sollicitude! C’est que M. Offenbach n’est pas ce qu’un vain public pourrait penser! Il n’est pas né au hasard et spontanément, comme certains champignons après un jour d’orage; il a été planté, il a été arrosé et on l’a vu naître sous les yeux de l’autorité, ce beau rosier qui a donné à la France Orphée aux Enfers ! M. Offenbach est un type, il est le produit légitime de son époque ; sa musique correspond à toute une littérature, à une forme d’art qui sont écloses sous la même influence depuis une dizaine d’années. À ce titre, M. Offenbach appartient à l’histoire, et son portrait ne peut qu’être agréable à la postérité.

M. Jacques Offenbach est né à Cologne de la race sémitique (comme dirait M. Renan), dont il porte l’empreinte fatale. Ni la muse de la grâce ni celles de la beauté et du sentiment n’ont voulu veiller autour de son berceau. J’ignore par quelles vicissitudes l’auteur du Papillon a passé avant d’arriver à la renommée, et quels ont été les instituteurs d’une tête aussi chère; mais je sais que de très bonne heure il a eu le bon esprit de conformer son humeur à la nature de ses facultés, et de choisir le rôle qui convenait à ses aspirations. M. Offenbach est une figure légendaire, qui n’est pas sans analogie avec ce Méphistophélès des marionnettes dont parle Goethe dans ses mémoires : on le vit surgir et se produire dans Paris, vers 1848, au milieu des éclairs et au bruit de la foudre des révolutions, les cheveux longs et en désordre, le regard douteux, le sourire satanique, tenant à la main un violoncelle, dont il jouait comme d’un mirliton. Apparaître, plaire et séduire le public particulier dont il était le musicien prédestiné, fut pour M. Offenbach l’affaire de quelques mois. Comme il jouait faux! comme il se démenait sur le manche de son violoncelle, sur lequel il se courbait et se