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bres de ce grand corps se sépareraient avec des déchiremens et des violences dont l’humanité aurait à gémir. On a redouté à chaque instant, pendant la plus grande partie de cette année, d’être à la veille de ce jour suprême. On comprendra aisément le péril à côté duquel on a vécu, si l’on se fait une idée aussi nette que possible de l’état où se trouvaient les finances turques.

Le budget ottoman, qui, autant qu’il est permis de s’en assurer en face d’une comptabilité non contrôlée et vicieuse, porte en recette la somme de 286,187,000 francs et en dépense la somme de 293,721,000 francs, se solde par un déficit d’un peu plus de 7 millions et demi. En regard de ces chiffres, qui représentent les revenus et les charges ordinaires de l’empire, il faut placer le chiffre des dettes turques. L’ensemble des dettes de la Turquie s’élève approximativement à 846 millions de francs. Cette dette, égale à peu près au triple des revenus de la Turquie, ne serait peut-être pas trop effrayante, si elle était tout entière consolidée, et si elle n’imposait qu’un service d’arrérages annuels au budget ordinaire. Malheureusement il n’en est point ainsi. La dette consolidée, composée des trois emprunts conclus depuis six ans en Europe, et dont le service est compté au budget ordinaire des dépenses, est de 386 millions. La dette flottante est de 462 millions. Ce chiffre est énorme, si on le compare au revenu annuel, qui est de 286 millions.

Que l’on se représente un état européen vivant avec une dette flottante qui dépasserait dans une telle proportion son revenu : la France par exemple ou l’Angleterre demeurant sous le poids d’engagemens exigibles à court terme de 2 milliards et demi ! Le péril serait énorme même pour des pays disposant de ressources aussi considérables que celles de la France ou de l’Angleterre : que doit-ce être pour un empire aussi dépourvu d’ordre financier et de moyens de crédit que la Turquie ? Cette dette flottante se décompose, il est vrai, en deux catégories d’engagemens : les uns, à courte échéance, c’est-à-dire exigibles dès l’année 1860, et s’échelonnant jusque vers le milieu de 1861, forment une somme de 198 millions ; les autres, sur lesquels il est difficile d’avoir des renseignemens précis, mais qui sont à des échéances de plus d’une année, — quelques-uns vont jusqu’à dix ans, — donnent un total de plus de 264 millions et demi. C’est sous le poids de cette dette flottante de près de 200 millions, immédiatement ou très prochainement exigible, que la Turquie vient de passer la présente année. On sait de reste que ses services ont tous été troublés et interrompus, que la solde de ses troupes est restée due, que les ressources du prochain exercice ont été consommées par anticipation. Si le crédit obtenu à des conditions usuraires eût fait défaut, si la banqueroute du gouvernement eût disloqué l’administration et ruiné les créanciers de la Porte, on pressent ce qu’eût été la crise politique, et l’on juge que la crise financière eût retenti des banquiers de Constantinople sur les places européennes qui sont en correspondance avec eux. Un emprunt, un emprunt qui permît de consolider au moins la portion de la dette flottante qui allait échoir, tel est le cri de dé-