Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/1016

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

perdu leur aiguillon, et lui sont devenus familiers; ils forment toute la vie de son cœur. Elle se plaignait d’avoir désappris le sourire, et voilà que, pour les accueillir, son visage retrouve un rayon pâle et doux :

Entrez, mes souvenirs, quand vous seriez en larmes,
Car vous êtes mon père, et ma mère, et mes cieux!
Vos tristesses jamais ne reviennent sans charmes :
Je vous souris toujours en essuyant mes yeux.

Ses souvenirs sont mieux pour elle que des amis et des compagnons, ils sont ses bons anges et sa protection contre le malheur, toujours menaçant. Ce sont eux qui gardent la porte de son cœur contre les peines nouvelles qui voudraient l’envahir. C’est par eux seulement qu’elle est protégée contre elle-même, car elle n’est pas si bien pacifiée qu’elle n’entende encore à l’horizon gronder avec inquiétude les orages d’autrefois. Le malheur est dans l’air et la guette; mais, avertie par le passé, elle se tient en garde, et lui dit : « Je ne dois plus te voir, mais je sais ton nom. Tu es celui à qui je n’ai pu plaire. »

Amour, divin rôdeur glissant entre les âmes,
Sans te voir de mes yeux, je reconnais tes flammes.
Inquiets des lueurs qui brûlent dans les airs,
Tous les regards errans sont pleins de tes éclairs.

C’est lui! Sauve qui peut! Voici venir les larmes!...
Ce n’est pas tout d’aimer; l’amour porte des armes.
C’est le roi, c’est le maître, et pour le désarmer.
Il faut plaire à l’amour. Ce n’est pas tout d’aimer!

— Éloignez-vous, dit-elle aux désirs errans qui l’assiègent encore; éloignez-vous, vous n’avez plus rien à m’apprendre, mon cœur est plein, il n’a plus de place pour vous.

Tous mes étonnemens sont finis sur la terre.
Tous mes adieux sont faits; l’âme est prête à jaillir...

Comme elle ne demande plus rien, au moins pour elle, sa puissance d’amour s’est transformée en tendresse pour autrui et en sympathie clémente pour toutes les souffrances méritées et imméritées. Le souvenir d’une jeune comédienne morte à Fontenay-aux-Roses lui inspire une très belle pièce pleine de ce sentiment qui poussa le bon Samaritain à verser l’huile sur les blessures de l’homme que les prêtres et les scribes avaient laissé mourant sur le bord du chemin. Elle est prête à répandre sur tous ceux qui l’entourent les conseils de son amère expérience et le trésor de ses consolations, car il ne lui est resté de ses douleurs aucune amertume, aucun dépit contre la vie et la destinée. Loin d’insinuer dans ceux qui