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savoir que l’amour a ses préférences, et qu’il étend sur qui lui plaît la bénédiction de sa grâce divine. A quelques-uns toutes les joies de la tendresse partagée et de la passion heureuse, à d’autres toutes les coupes d’amertume et tous les fardeaux de l’infortune. Elle devait savoir qu’il n’est donné qu’à un petit nombre de le remercier de ses bienfaits, mais que tous lui doivent leurs hommages et leurs prières. Aussi tout ce qu’elle implore de lui, c’est la faveur de s’agenouiller en suppliante et de le remercier pour les afflictions dont il l’accable. Elle adresse au vieil Éros la prière chrétienne : « Soyez béni, amour, puisque votre main a daigné s’appesantir sur moi! » Cette mélodie plaintive est tellement navrante qu’elle finit par donner le frisson et par produire une impression sinistre. L’imagination du lecteur en reste accablée. Que ceux qui voudront se rendre compte de cette impression relisent les élégies de Mme Valmore! On n’en peut rien détacher; les traits de passion qui les traversent comme des éclairs ne peuvent se séparer des pages orageuses qu’ils illuminent subitement, et sont tout semblables à ces lumières décevantes trop aimées du poète :

Comme ces feux errans dont le reflet égare,
La flamme de ses yeux a passé devant moi.

Cependant, pour réveiller dans la mémoire des lecteurs qui l’auraient oublié l’accent douloureux de cette voix, et pour en donner une idée à ceux qui par hasard ne la connaîtraient pas, je choisirai quelques fragmens qui leur feront comprendre la gamme entière des sentimens parcourus par l’âme du poète. Dans les premières élégies, toute la poésie est dans l’éclair et dans l’orage; l’âme du poète est blessée, mais elle regarde sa blessure avec joie. Elle se sent heureuse de souffrir et jouit de son martyre. La vie abonde et surabonde, et les flèches enflammées volent de toutes parts. Éloigne-toi, dit-elle à l’amour :

Éloigne-toi, reprends ces trompeuses couleurs.
Ces lettres qui font mon supplice,
Ce portrait qui fut ton complice;
Il te ressemble, il rit tout baigné de mes pleurs!
Cache au moins ma colère au cruel qui t’envoie;
Dis que j’ai tout brisé, sans larmes, sans efforts;
En lui peignant mes douloureux transports,
Tu lui donnerais trop de joie.
Reprends aussi, reprends les écrits dangereux
Où, cachant sous des fleurs son premier artifice.
Il voulut essayer sa cruauté novice
Sur un cœur simple et malheureux...
Il n’ose me répondre, il s’envole... Il est loin.