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pourrait répondre avec non moins de justesse plus d’un lecteur, je me connais en Shakspeare, en Dante, en Racine. » La poésie réalisée en grandes œuvres sera toujours très inférieure à la poésie en essence, de même que l’expression de l’émotion sera toujours inférieure à l’émotion elle-même, et cependant elle lui est très supérieure en un sens, par cela seul qu’elle est réalisée. Il en est de la poésie encore indéterminée comme des dieux du bouddhisme, qui sont inférieurs aux hommes, et qui cependant sont des dieux. On les entend gémir comme des voix errantes, loin du monde des vivans, parce qu’ils n’ont point de corps; aussi envient-ils le sort des hommes et attendent-ils avec impatience dans leur éternité que la nature les ait fait déchoir au rang de ces mortels qui ne doivent vivre qu’un jour, mais qui pendant ce jour auront pu au moins s’exprimer et jouir d’eux-mêmes.

Or la poésie de Mme Desbordes-Valmore est ce que je connais de plus abstrait malgré la passion qui l’anime, de plus rapproché de l’être de la poésie. Il a été très bien dit par M. Sainte-Beuve que Mme Valmore était plus qu’un poète, qu’elle était la poésie elle-même. Rien chez elle n’est traduit, exprimé, médité; tout est à l’état de sentiment pur, d’émotion première. Le cri d’où devait sortir l’élégie est l’élégie elle-même, le germe d’où devait naître l’idylle forme l’idylle elle-même. Les poètes savent l’art de faire une musique de leurs sanglots, d’en régler les accords, d’en marquer les rhythmes. Mme Desbordes-Valmore, malheureusement pour sa gloire et heureusement pour son cœur, n’a aucun de ces charlatanismes nécessaires, indispensables, de l’art. Ses larmes sont de vraies larmes, ses sanglots sont de vrais sanglots. Elle ne chante pas, parce qu’elle a connu autrefois la souffrance ou l’amour; elle chante parce qu’elle souffre et qu’elle aime dans le moment même, actuellement. Elle semble ignorer cette loi de l’art, qu’il faut qu’un intervalle sépare chez le poète le sentiment ressenti du sentiment exprimé. Cet intervalle n’existe pas chez elle : ses élégies ne racontent pas des souvenirs, elles sont contemporaines des sentimens qu’elles expriment. On a là les larmes jaillissant sous le coup de l’émotion immédiate, le premier cri arraché par la blessure qu’inflige un être trop aimé, les paroles incohérentes arrachées par la trop cruelle vérité, l’appel désespéré et la supplication en face de l’offenseur. Comprenez-vous maintenant pourquoi nous disions que les poésies de Mme Desbordes-Valmore étaient ce qu’il y avait de plus rapproché de l’être de la poésie? Là est son originalité, mais là aussi est son infériorité. Le poète est trop près de ses émotions pour avoir la liberté d’âme et la tranquillité relative de cœur qui sont nécessaires pour les exprimer et les faire partager à la foule; il sent trop vivement pour com-