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propre, un poète aussi original, sinon aussi puissant, que les grands poètes de l’école romantique. Son vrai public, chose curieuse à dire, était celui des poètes. Pour ses confrères en poésie seulement, elle était autre chose qu’une ombre et un écho : eux seuls connaissaient sa valeur et rendaient hommage à son mérite, eux seuls savaient qu’elle faisait partie de leur bande sacrée et la saluaient comme une sœur malheureuse, une victime de la Muse, dont ils étaient les favoris. Elle était pour eux comme une de ces personnes nobles maltraitées par le sort, qui ne sont nobles pour personne excepté pour ceux qui sont de même race qu’elles. Ni M. Victor Hugo, ni M. de Lamartine, ni M. de Vigny, ni M. Sainte-Beuve, qui l’a louée tout récemment encore avec tant de délicatesse, ne démentiraient certainement mes paroles.

Je ne saurais néanmoins m’étonner que Mme Desbordes-Valmore n’ait pas eu toute la renommée qu’elle méritait, et que son vrai public fût celui des poètes et des esprits plus ou moins familiarisés avec les mystères de la poésie. Pour comprendre toute la valeur du talent de Mme Valmore, il ne suffit pas d’avoir un goût délicat et pur, de se plaire aux belles expressions et aux belles images; il faut avoir l’instinct métaphysique de la poésie, savoir ce qu’elle est en soi, pénétrer jusqu’à son essence. Il faut avoir voyagé jusqu’à ces régions silencieuses et quasi abstraites de l’âme où l’on voit voltiger, pareils à une poussière animée, les germes des pensées, et le fleuve de la passion sourdre humble et petit comme une source qui sort ignorée d’une campagne solitaire. Qu’est-ce que le fleuve à son origine? Un mince filet d’eau. Qu’est-ce que la poésie à son origine? Un atome lumineux qui passe devant les yeux, un cri inarticulé qui s’échappe des lèvres, un tressaillement de l’âme, un battement des artères. Le fleuve ne frappe les hommes d’admiration que lorsqu’il est loin de sa source, et que cette source s’est développée en nappes fécondantes ou en torrens dévastateurs; de même la poésie n’arrache l’enthousiasme que lorsqu’elle est loin de son origine modeste, de son point de départ ignoré, et qu’elle s’est épanouie en œuvres éclatantes. Les hommes n’admirent pas plus la poésie en elle-même qu’ils n’admirent la vie en elle-même; ils admirent les manifestations de la poésie et de la vie. Les plus ardens, les plus raffinés et les plus sensibles des lecteurs ressemblent beaucoup sous ce rapport aux plus illettrés et aux plus endurcis; il leur faut des poèmes pour comprendre la poésie, comme il faut au peuple des symboles pour comprendre les vérités de la religion et de la politique. « Je ne me connais pas en sculpture¸ disait un jour très finement un paradoxal sculpteur contemporain, je me connais en Michel-Ange, en Jean Goujon, en Phidias. » — « Je ne me connais pas en poésie,