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Une fois mis ainsi en rapports, et sous les auspices de Lionel, devenu assez naturellement le centre de la petite colonie anglo-syrienne, George et Caroline ne peuvent guère manquer à leur destinée, qui est de se croire faits l’un pour l’autre quinze jours après s’être vus pour la première fois. Peut-être se trompent-ils, mais c’est en toute sincérité. George, qui, saisi d’un bel enthousiasme chrétien, avait rêvé une destinée d’apôtre, renonce, en regardant les beaux yeux noirs de miss Waddington, à ces sublimes aspirations. Caroline, qui s’était promis in petto, — nous le devinons sans qu’elle nous le dise, — de n’échanger sa liberté que contre un joug garni d’armoiries, une belle et bonne ladyship, se laisse prendre aux ardentes protestations du bouillant fellow. Elle comprend que, s’il est pauvre aujourd’hui, demain peut-être il trouvera sa place aux premiers rangs dans une société où une intelligence supérieure, mise au service d’une volonté ferme, trouve rarement des obstacles insurmontables. Émue comme elle l’est pour la première fois de sa vie, il ne lui appartient pas de deviner que cette volonté courageuse, persistante, inébranlable, n’est pas dans le lot, si brillant d’ailleurs, que la nature a départi.au jeune lauréat. George de son côté, dans son inexpérience, ne peut se rendre un compte exact de ce caractère complexe, où la grandeur de l’âme s’allie à la faiblesse du jugement, où l’énergie de la volonté peut en certaines circonstances paralyser les élans du cœur, étouffer la voix de la conscience. Tous deux, attirés invinciblement l’un vers l’autre et complices du même malentendu, sont bien près d’échanger un serment solennel et de sceller par avance leur destinée.

N’allez pas croire cependant que ce soit là, comme on pourrait le supposer d’après cette analyse trop rapide, un coup de tête d’écoliers, une pure et simple étourderie, ni que miss Waddington, jeune personne du meilleur monde, très réfléchie, très mesurée dans sa conduite, se soit laissée entraîner comme une naïve paysanne allemande ou une grisette écervelée du vieux Paris. Elle a combattu pied à pied, elle n’a rien toléré qui ne fût de la plus rigoureuse convenance ; elle s’est fait arracher lentement, un à un, les mots où son cousin pouvait puiser quelque vague motif d’espérer. Le duel a eu lieu dans toutes les règles, et les juges les plus rigoureux n’auraient à y reprendre aucune incorrection de détail ; mais, ainsi que cela peut arriver aux plus habiles champions, Caroline a fini par être désarmée : vaincue, elle ne l’est pas. Voyez plutôt sa fière attitude : elle a laissé espérer, mais elle n’a rien promis. L’unique baiser de Bertram sur sa main dégantée laisse cette main parfaitement disponible.

Ajouterons-nous, au risque de la dépoétiser, — ceci peut-être va la recommander à beaucoup de bons esprits, — qu’en acceptant