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de cette plante vigoureuse excèdent une juste portée ? Ne voit-on pas combien est étroite cette méthode, qui ne trouve pas de meilleure garantie contre ce qu’on pourrait nommer les abus de pouvoir de la science que l’exclusion presque complète de la science elle-même de tout le domaine philosophique ? J’ai dit presque complète, car le programme académique reconnaît, à la vérité, l’importance de l’histoire en philosophie, et l’on sait d’ailleurs que M. Nourrisson appartient à cette école observatrice qui, épiant les moindres manières d’être de l’âme humaine, fait sur elle une sorte de clinique, comme disait l’un des bons esprits de notre temps ; mais la philosophie, trouve-t-elle donc là ses limites ?

La théodicée, couronnement du système de Leibnitz, a été jugée par Hegel, qui l’appelle un roman métaphysique. L’optimisme, auquel elle aboutit, est une doctrine noble et consolante, mais trop commode, pour les âmes satisfaites et trop peu capable d’exciter ces héroïques élans de la volonté par lesquels l’homme, dans ses révoltes méritoires, rajeunit parfois la face du monde et refait sa propre destinée. Elle s’accorde bien d’ailleurs avec l’époque, et surtout avec le milieu où elle est conçue. Les sombres perspectives ouvertes par le XVIIIe siècle ne sont point soupçonnées encore au temps de Leibnitz ; on est, même au-delà du Rhin, en plein siècle de Louis XIV ; les princesses, donnant la main aux philosophes, les accompagnent dans les sphères éthérées où fleurit l’idéalisme. Pareils aux géomètres qui opèrent sur des triangles supposés parfaits, les penseurs, en étudiant l’être, le nettoient pour ainsi dire de ses réalités peu élégantes, et lui donnent les formes abstraites et correctes exigées par l’étiquette de la métaphysique du temps. C’est dans ce monde fictif, où aucun choc, aucune contradiction n’est possible, où rien ne se passe sans raison suffisante, que vit l’esprit de Leibnitz, en compagnie des objets illustres de ses amitiés intellectuelles. Comment le génie lui-même, flatté ainsi dans ses instincts les plus délicats, saurait-il résister à des séductions aussi raffinées, et conserver en ce doux état cette force mélancolique de l’esprit qui affronte les tristes problèmes de la douleur et du mal ? Comment des théories amères pourraient-elles naître dans ce rare et charmant milieu ?

Leibnitz, considéré sous cet aspect, est le père de l’éclectisme moderne. ; il domine la grande révolution cartésienne ; il résume le passé, et il ouvre l’avenir ; il figure parmi les ancêtres spirituels de tous les philosophes venus après lui. Mais le plus grand côté, sans aucun doute, de ce beau génie, celui que M. Nourrisson a eu le tort de négliger, celui qu’aucun livre français ne nous a encore exposé, c’est le côté mathématique. Ce que la postérité a recueilli dans l’œuvre de Leibnitz, c’est la conception toute scientifique qu’il s’est faite de la philosophie. De la métaphysique, comme celle de Descartes, bien peu de chose a survenu ; le reste s’en est allé où vont, depuis que l’homme rêve et pense, les rêves qui s’élèvent comme une fumée du milieu de sa pensée en travail. Le Leibnitz dont M. Nourrisson s’occupe, l’indocile ami des jésuites, l’auxiliaire de Bossuet dans la thèse soutenue en faveur des idées obscures, le rêveur de l’harmonie préétablie, n’a plus sujet d’émouvoir beaucoup aujourd’hui ; c’est surtout le disciple de Kepler, le rival de Newton, le prédécesseur de Lagrange qui est immortel. Et qu’on ne dise pas que cette face du système leibnitzien est étrangère à la philosophie