Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/494

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour s’attaquer à la première dignité de l’église d’Espagne, mais encore pour ployer le roi à ses volontés et braver impunément les ordres du pape. Ce procès montra combien le sens moral était altéré. On vit des hommes investis de la double autorité du rang et du savoir se ruer à la perte de celui qu’ils avaient naguère aimé, respecté, flatté même, et dont les écrits avaient mérité leurs approbations et leurs éloges. Le célèbre Melchior Cano, l’oracle des théologiens espagnols, se tourna aussi contre Carranza, lui qui avait lutté contre l’archevêque Siliceo, lui qui avait rédigé en 1555 la fameuse consultation de Madrid lors des démêlés de Philippe II avec Paul IV. Et ce n’étaient pas seulement les théologiens et les moines qui s’abaissaient aux délations : le célèbre diplomate et écrivain don Diego Hurtado de Mendoza dénonça Carranza au tribunal du saint-office. Il déposa volontairement contre celui dont il avait peu de temps auparavant accepté une dédicace, et qu’il avait traité en retour de grand orateur, de philosophe accompli, d’excellent théologien. L’archevêque de Tolède avait un mérite trop éclatant pour n’avoir pas beaucoup d’ennemis : il ne fut pas la victime de ses opinions, mais de la haine et de l’envie conjurées. C’est ce qu’a très bien vu un contemporain, un protestant espagnol, qui dit, en parlant incidemment de Carranza, « qu’après avoir été promu au siège de Tolède, il en fut privé à cause de sa religion, ou, ce qui est moins contestable, par suite de la haine que lui portait le grand-inquisiteur, archevêque de Séville. » Selon nous, Raimundo Gonzalez de Montés a deviné le motif véritable des infortunes de Carranza. Cet épisode termine l’histoire militante de la réformation en Espagne. Après les grands actes de foi de Valladolid et de Séville, la réforme restait vaincue sans espoir de retour ; ses partisans isolés ne pouvaient rien espérer de l’avenir. Bientôt l’inquisition triomphante revint à la proie accoutumée, les judaïsans et les Maures. Parfois un protestant figurait sur la liste des relaps ; mais « c’était, dit M’Crie, comme le grain de raisin ramassé après la vendange. » La moisson avait été coupée en herbe, et tout germe avait péri avec elle. M. de Castro a joint comme appendice à son histoire la biographie de quelques protestans espagnols du XVIIIe et du XIXe siècle. Ces exemples isolés prouvent seulement, à la honte de l’Espagne, que ceux de ses enfans qui ne peuvent se résigner au joug clérical, ni feindre des croyances qu’ils n’ont point, s’expatrient volontiers pour aller vivre en paix ailleurs, dans les pays éclairés où il est permis à chacun d’adorer Dieu à sa manière.

C’est donc au XVIe siècle qu’il faut se placer pour apprécier le vrai caractère du mouvement de réforme religieuse en Espagne. Tous les auteurs catholiques qui ont parlé de cette tentative avortée s’accordent à reconnaître que les doctrines nouvelles avaient gagné