Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/931

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais les résultats peuvent se faire attendre. Nous avons vu combien il a fallu de temps à l’Espagne pour réformer sa législation économique, pour inaugurer les lignes de chemins de fer et de paquebots, pour entrer définitivement dans la carrière des améliorations matérielles où l’ont précédée la plupart des nations européennes. Les obstacles que le progrès a rencontrés dans la métropole sont bien plus grands encore aux colonies. Toute œuvre coloniale exige la vigueur, la persévérance, l’esprit de suite, et ce n’est point par là que brille le caractère espagnol. Chaque révolution ministérielle à Madrid se fait sentir à Manille par l’envoi d’un nouveau gouverneur-général qui ne connaît rien aux intérêts du pays, et dont l’esprit doit être médiocrement porté aux sérieuses études de la colonisation, car il se peut que la prochaine malle d’Europe lui amène un successeur. Le palais du gouvernement à Manille est orné des portraits de tous les gouverneurs qui ont paru aux Philippines. Sir John Bowring, en contemplant cette longue galerie, a remarqué à la suite plusieurs cadres vides que la prévoyance de l’architecte a ménagés pour recevoir les portraits des futures excellences. Un portrait, voilà l’unique souvenir que la plupart de ces hauts fonctionnaires ont laissé dans la colonie. Cette mobilité extrême du personnel administratif serait partout une grande faute ; ici l’inconvénient semble d’autant plus grave qu’il rend plus difficiles les efforts tentés par l’autorité civile pour lutter contre la prédominance excessive de l’autorité ecclésiastique, et pour reprendre aux yeux des populations indigènes le rang qui lui appartient.

Il est cependant du plus haut intérêt que cette influence cléricale rentre d’elle-même ou soit ramenée dans les justes limites. Il y a là une question de saine politique et de bon ordre dont la solution est indispensable. Accueilli et fêté dans les couvens, sir John Bowring a dû se trouver quelque peu embarrassé pour dire sur ce point tout ce qu’il pense ; mais son sentiment n’est pas douteux, il se laisse deviner presque à chaque page du récit, et l’on voit que, malgré les gracieuses prévenances des moines, l’économiste est demeuré incorruptible. Tout en signalant avec impartialité les procédés aimables et avec gratitude les bons repas qu’il a trouvés sur sa route, tout en rendant hommage au zèle éclairé de quelques moines qui se prêteraient volontiers aux projets de réforme, il ne dissimule pas que le maintien de la prépondérance du clergé opposerait un obstacle à peu près invincible à l’essor de la prospérité coloniale. Pour que cette prospérité se développe, il faut modifier le régime de la propriété, les conditions de travail, les systèmes d’impôts, les relations avec les étrangers, c’est-à-dire introduire des élémens nouveaux, propager de nouvelles idées parmi les indigènes. Or comment admettre