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des traditions, un esprit de suite qui lui assuraient la supériorité sur ses adversaires laïques, en même temps que l’influence politique et religieuse sur la race conquise. Les gouverneurs-généraux changeaient au gré des caprices ou des révolutions de la métropole ; les archevêques ne quittaient leur siège qu’avec la vie. Depuis l’origine de la domination espagnole, il y a eu à Manille soixante-dix-huit gouverneurs et seulement vingt-deux archevêques. Ce seul fait expliquerait la prédominance de l’autorité cléricale.

Le triomphe du clergé tourna au profit de la population indigène. Les Tagals, race douce et paisible, avaient écouté avec soumission les premiers accens de la prédication évangélique. Ils s’étaient convertis sans difficulté à une religion nouvelle qui leur parlait un langage de paix, se montrait tolérante pour leurs habitudes, et leur enseignait un calendrier où chaque jour ramenait une fête et une occasion de cérémonies et de réjouissances en l’honneur de la Vierge ou d’un saint. Le caractère docile et bienveillant des Tagals charma les pieux missionnaires, qui, devenus bientôt tout-puissans au milieu de leurs ouailles, se virent naturellement amenés à les protéger dans leurs intérêts temporels. Dès lors le curé, soutenu par l’archevêque et par les ordres monastiques, se trouva placé comme un intermédiaire entre l’autorité civile et les indigènes. Malheur à l’alcade qui se serait permis une exaction, un abus de pouvoir, ou qui seulement aurait contrarié les fidèles ! Le curé était là pour dénoncer le fait et provoquer le déplacement du fonctionnaire indigne ou trop zélé. Ainsi, pendant que se débattaient dans les hautes régions les luttes du spirituel et du temporel, la population tagale, protégée par le clergé, ménagée par les laïques, vivait heureuse de sa vie indolente et facile ; elle allait à la messe, se livrait aux processions, payait peu d’impôts et ne travaillait guère. Cet état de choses s’est maintenu depuis trois siècles. L’archipel des Philippines a été conquis par les moines, conservé par eux à la couronne d’Espagne, gouverné par leur règle indulgente et paternelle. Aujourd’hui encore, l’autorité cléricale domine dans cette région de l’extrême Asie. L’archevêque est le personnage le plus important de Manille ; le curé règne dans les villages. Quand un voyageur désire visiter les provinces de l’intérieur, c’est dans les couvens qu’il va demander sa feuille de route, et lorsqu’il arrive dans un village tagal, c’est au curé qu’il fait sa première visite, c’est au presbytère qu’il trouve l’hospitalité.

L’esclavage est inconnu aux Philippines ; il n’existait pas avant la conquête, et les Espagnols ne l’ont ni importé ni toléré dans leurs possessions asiatiques. On n’y voit même pas ce système de travail réglementé ou forcé qui est en vigueur dans d’autres colonies européennes,