Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/851

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Seule, Maggie !… vous êtes seule ! ajouta-t-il, surpris au plus haut point quand il eut ouvert la fenêtre soigneusement close où il venait de descendre pour se trouver de niveau avec l’embarcation.

— Seule,… oui… Dieu me guide… Montez, montez vite !…

Ce furent les derniers mots sortis de ses lèvres qu’une oreille humaine ait pu recueillir.

Le frère et la sœur se mirent à ramer vers Saint-Ogg. À l’entrée de la ville, un peu sur la gauche de la rivière, et à quelque cent mètres de ses bords, était la villa où on avait emmené Lucy, convalescente après une longue maladie. La barque, en vue d’un sauvetage expiatoire, se dirigea de ce côté. Lorsqu’elle rentra dans le courant de la Floss, les eaux étaient couvertes d’énormes débris de charpente enlevés au chantier d’une jetée alors en construction. Le soleil brillait au ciel et versait à flots sa riante lumière sur cette immense scène de désastre. De tous côtés, aux fenêtres, on signalait, on hélait le frêle esquif. Une grosse barque chargée de passagers lui jeta en passant un dernier avis : — Prenez garde !… attention !… quittez le courant !… criaient-ils à Tom.

Le jeune homme se dressa sur son banc et tourna la tête : une masse de madriers et de planches fortement et fatalement unis venait droit sur la petite barque. Il mesura de l’œil la distance qui les séparait, vit que le choc était inévitable, jeta sa rame, et courut à sa sœur, qu’il embrassa dans une étreinte suprême… Voulait-il simplement la sauver ? Lui demandait-il pardon ?… Qui le saura jamais ?… L’instant d’après, la barque et ceux qui la montaient disparurent sous les flots. On vit, au bout d’une minute ou deux, émerger une masse informe qui plongeait et reparaissait alternativement à fleur d’eau : c’était la quille du bateau remontant ainsi par intervalles.

À Dorlcote, près de la vieille église, est une tombe où furent déposés ensemble, bientôt après l’inondation, deux corps que la mort semblait avoir surpris enlacés dans un dernier baiser : l’un d’eux était celui d’un honnête homme ; une âme grande et généreuse avait habité l’autre. Au-dessous du nom que les deux victimes avaient porté, une main amie, — on devine peut-être laquelle, — a fait inscrire ces simples mots : « Unis jusque dans la mort. » — IN THEIR DEATH THEY WERE NOT DIVIDED.


E.-D. FORGUES.