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S’élancer dans l’obscurité, trouver à tâtons un autre flambeau et l’allumer en hâte, ce fut l’affaire d’un instant. Ses hôtes couchaient au même étage qu’elle. Ses cris les réveillèrent en sursaut. — L’inondation ! disait-elle, l’eau monte !… Aux barques, aux barques ! Elle s’était immédiatement rappelé les deux barques amarrées justement au pied de la maison, et qui appartenaient au propriétaire. En ce moment-là même commençait contre les volets une série de coups assourdis, comme ceux d’une masse de bois dont on se fût servi avec précaution pour les enfoncer sans bruit. L’hôte ne s’y trompa point : — Dieu soit loué, s’écria-t-il,… ce sont les barques !… Elles sont encore là… la chaîne n’a pas cédé !…

La fenêtre ouverte, un grand flot envahit la chambre. Maggie se jeta sur une des barques ; l’hôte sauta dans l’autre par un premier mouvement.

— Ma femme,… le petit,… s’écria-t-il ensuite, et au moment de rentrer dans la maison : Mais vous ? vous ?… disait-il, voyant Maggie debout, un aviron à la main, pâle sous ses longs cheveux noirs dénoués que l’eau collait à ses tempes.

Maggie n’eut pas même le temps de répondre. Un nouvel effort des eaux irritées brisa l’amarre de sa barque, et l’instant d’après elle était en pleines ténèbres, voguant sur des flots invisibles et tumultueux. Ce qui advint d’elle pendant cette nuit terrible, elle seule aurait pu le dire. S’éloignant à force de rames du lit de la rivière, où un courant impétueux l’eût emportée vers la mer, elle louvoya sans doute sur les eaux basses qui couvraient la plaine. Tant que dura la nuit, elle ne pouvait s’orienter. Dès la première aube, elle dut, sur ce coin de terre qu’elle connaissait si bien, discerner à quelques repères familiers, — un clocher, une hauteur, les levées de la Ripple, qu’on apercevait encore par endroits, — la direction dans laquelle il fallait chercher Dorlcote-Mill.

Là étaient son frère et sa mère. Elle dut, pour aller à leur secours, traverser une fois encore le terrible courant des deux rivières réunies, la Ripple et la Floss. Par quel prodige d’énergie et de vigueur elle y réussit, je ne me charge pas de l’expliquer. Ce qui est certain, c’est que la matinée commençait à peine quand sa barque arriva en face du vieux moulin, submergé jusqu’au premier étage, mais debout encore, après tout, derrière son rideau d’épicéas et de châtaigniers.

— Tom !… ma mère !… où êtes-vous ? cria-t-elle d’une voix épuisée, mais encore perçante.

— Qui est là ? répondit des greniers la voix de Tom… Amenez-vous une barque ?

— C’est moi… Maggie !… Où est ma mère ?

— Dieu merci, elle n’est pas là… Chez sa sœur depuis avant-hier…