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Ce fut presque la dernière parole intelligible que prononça le mourant. Il rendit bientôt à Dieu son âme droite et loyale, mais où la lumière d’en haut pénétrait à peine, et ne jetait qu’un jour douteux.

Tom et Maggie descendirent ensemble, quand tout fut fini, dans le salon où la famille se réunissait chaque soir. Leurs yeux s’arrêtèrent, voilés de larmes, sur le vieux fauteuil de cuir réservé à leur père, et où il ne devait plus s’asseoir jamais. Ce fut la voix de Maggie qui rompit enfin le douloureux silence où ils restaient plongés, l’un en face de l’autre : — Pardonnez-moi, Tom, disait-elle… A présent, il faut nous aimer,… nous aimer toujours,… et malgré tout.


IV

Deux ans après les événemens que je viens de raconter, le beau monde de Saint-Ogg se préoccupait fort d’un mariage en voie de s’accomplir. Le fils unique du plus riche banquier de la ville, l’objet de mille et mille flirtations, le cavalier accompli, le musicien par excellence, l’enfant gâté de toutes les mères en quête d’un gendre, s’était engagé à miss Lucy Deane, charmante et naïve enfant, dont les dix-huit ans, les grâces mignonnes, la douceur spirituelle expliquaient la préférence que Stephen Guest lui accordait sur de plus riches et plus nobles héritières. M. Deane, — l’oncle et le protecteur de Tom Tulliver, — n’était dans la puissante maison Guest et compagnie qu’un associé en sous-ordre, et bien des gens s’étonnaient que le chef futur de cette maison n’eût point porté plus haut ses prétentions matrimoniales.

Fière de son prétendu, heureuse du brillant avenir qui s’ouvrait pour elle, Lucy, dans l’expansion bienveillante de sa joie, voulut y associer sa cousine Maggie. Depuis près de dix-huit mois, malgré les instances de son frère pour la retenir auprès de lui, cette courageuse enfant avait voulu cesser de lui être à charge, et s’était placée comme sous-maîtresse dans un pensionnat éloigné. Le gracieux appel de sa cousine vint l’y chercher au moment où une sorte de découragement inerte s’emparait de cette âme active, de cette organisation impétueuse et passionnée. Pendant la longue absence de Maggie, sa beauté splendide s’était complètement épanouie, et la sévère simplicité de sa toilette semblait faire ressortir, au lieu de l’atténuer, la singulière transparence de son teint brun, l’ardeur de ses yeux italiens, et la rare abondance des cheveux noirs qui ceignaient comme un diadème de jais son front superbe. Une épithète dont on a trop abusé caractériserait mieux que toute autre cette beauté qui s’imposait aux regards par les éclairs émanés d’elle.

Non sans protestations, mais sans effort et sans obstacle, dès la