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à la ronde dans une énorme calebasse. On dit que la chicha fabriquée par ce procédé plonge dans une ivresse beaucoup plus redoutable que l’eau-de-vie ordinaire. Heureusement les Aruaques ne savent pas encore extraire de l’agave cette liqueur que les Mexicains appellent pulque. C’est bien assez pour les corrompre et les tuer lentement de leur terrible chicha et du rhum frelaté des traitans, sans qu’on leur enseigne encore un nouveau moyen de se détruire !

Les traitans, blancs ou noirs, sont le fléau des Aruaques. Ils disent beaucoup de mal de ces pauvres Indiens, et cela par la simple raison que l’oppresseur calomnie toujours l’opprimé. Il est vrai, les Aruaques sont hypocrites comme tous les faibles ; mais cette hypocrisie n’est point perfide, c’est l’hypocrisie de la sarigue, qui fait la morte dès qu’on la touche, de peur d’être torturée et mangée. Comment s’étonner si les Aruaques, toujours trompés et pillés, deviennent soupçonneux et craintifs, et si les plus hardis d’entre eux cherchent à se venger ? Comment s’étonner encore si leur vengeance est celle de la ruse ? Dans une lutte ouverte, ils auraient le dessous, il leur faut se cacher pour faire du tort à leurs puissans ennemis ; néanmoins, quelle que soit leur haine, ils sont toujours esclaves de leurs dettes, et même, lorsque le traitant, qui leur a fait payer l’eau-de-vie huit ou dix fois sa valeur, vient à mourir, les Aruaques vont à la recherche des héritiers pour leur payer intégralement le sucre ou les cordes d’agave qu’ils se sont engagés à fournir. Les trafiquans le savent et avancent parfois aux Indiens jusqu’à 100 ou 200 piastres de leurs mauvaises marchandises. Jamais ceux-ci ne cessent d’être débiteurs, et le vice de l’ivrognerie, qu’on prend bien soin d’encourager chez eux, les empêche de sortir du gouffre. Autrefois, pour les faire payer plus vite, on les menaçait de vendre leurs huttes et leurs cannes ; mais, depuis 1848, la contrainte par corps et la saisie des immeubles pour non-paiement de dettes ont été abolies. Par reconnaissance, par la force des traditions et par cet antagonisme naturel des races qui jette tous les Indiens dans le parti libéral et la plupart des blancs dans le parti conservateur, les Aruaques se sont rangés comme un seul homme sous le drapeau du progrès. Lors des élections, toutes les voix sont acquises au candidat avancé, excepté la voix de Pain-au-Lait, qui se croit obligé par ses richesses et son titre de caporal de se proclamer conservateur ; mais son exemple n’entraîne personne, et l’on dit même qu’un jour de scrutin il fut chassé de l’église parce qu’il avait tenté de troubler le vote en brandissant sa canne à pomme d’or. C’est ainsi que les événemens de 1848 ont eu leur contre-coup jusque dans les montagnes de la Sierra-Nevada, et bien des Indiens qui ignoraient même le nom de la France se passionnaient jusqu’à la frénésie pour des questions qu’elle avait soulevées.