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par le vent, luttait avec l’obscurité, qui avait déjà envahi la cabane, et les visages rouges des Indiens, tantôt cachés dans l’ombre, tantôt éclairés par la réverbération du foyer, apparaissaient et disparaissaient comme des esprits évoqués et conjurés tour à tour. Ils ouvraient et fermaient la bouche par un mouvement rhythmique, et savouraient voluptueusement le hayo[1]. Pour cette besogne, de beaucoup la plus importante de leur vie, tous les Aruaques tiennent dans la main gauche une petite calebasse renfermant de la chaux en poudre. Ils prennent d’abord dans une espèce de blague, semblable à celles de nos fumeurs, des feuilles de hayo, puis ils les mâchent pour en extraire le suc qu’ils laissent tomber de leur bouche sur le bord de la calebasse ; ensuite ils saupoudrent ce suc de chaux au moyen d’une petite baguette qu’ils promènent sans cesse sur le mélange afin d’opérer une combinaison plus intime entre les deux substances. De temps en temps ils portent cette baguette à la bouche et aspirent avec volupté la mixture corrosive. Les Indiens et les nègres du Pérou font également un grand usage du hayo, et prétendent pouvoir jeûner pendant une semaine et davantage ; pourvu qu’on leur donne une provision suffisante de feuilles de cette plante. Le célèbre naturaliste Tschudi, dont le témoignage ne saurait être suspect, affirme avoir vu en mainte occasion des individus qui travaillaient pendant plusieurs jours consécutifs et se contentaient de mâcher du hayo pour réparer leurs forces. Les Aruaques ne connaissent pas cette propriété merveilleuse de leur plante favorite, et lorsque j’en parlai à Pedro Barliza, il éclata d’un rire très incrédule, partagé par tous ses compagnons.

La conversation, engagée d’abord au sujet du hayo, ne tomba pas de plusieurs heures, grâce à la curiosité de Barliza. Il m’accablait de questions faites en mauvais espagnol, et traduisait aussitôt mes réponses en langue aruaque ; chacune semblait provoquer le plus vif étonnement : c’étaient des exclamations sans fin, des éclats de rire ahuris. Dans leurs conversations les plus ordinaires, les Aruaques ne peuvent finir une phrase sans pousser un ah ! exprimant chez eux l’impuissance du langage et ce qu’on pourrait appeler l’emmaillottement de la pensée : on dirait que leur discours, aussi rapproché de la nature qu’il est possible, ne se compose que d’interjections. Après m’avoir écouté, ils semblaient émerveillés au-delà de toute expression et ne faisaient plus entendre que des voyelles admiratives chantées sur tous les tons de la gamine. La stupéfaction fut au comble lorsque je fis flamber une allumette chimique : malgré

  1. Erythroxylon. C’est le coca des Péruviens, petit arbuste dont la fouille ressemble à celle de l’acacia ou de l’indigo.